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blais assez à Robinson, seulement le parapluie de peau me manquait ; je l’avais remplacé par un capuchon de la même étoffe que mon vêtement, et le trouvais infiniment plus commode pour la marche ou le repos, la veille ou le sommeil.

Le début de mon voyage se passa sans incidents dignes d’être rapportés ; la journée était belle, le soleil resplendissant dorait la cime des arbres de la forêt. Je voyageais sous un dôme de verdure naturelle, où des myriades d’oiseaux voltigeaient en chantant et paraissaient peu effrayés de ma présence ; je fis environ quarante-cinq à cinquante milles dans ma journée sans rencontrer d’Indiens ; le calme des sombres et profondes forêts de cèdres géants, orgueil de la Sierra-Nevada (Taxodium giganteum), faisait pénétrer en moi un sentiment de repos et de bonheur que je n’ai réellement éprouvé que là. Mon âme semblait s’y reposer avec abandon des peines de la vie.

Vers les six heures j’arrivai près d’un joli petit ruisseau ombragé de saules et de jeunes chênes. La position me sembla charmante pour y établir mon campement ; de chaque côté, le ruisseau était bordé d’un beau tapis de gazon émaillé de fleurs fraîches comme l’aurore ; après avoir déchargé mon vieux camarade d’aventures et l’avoir laissé paître sur ces bords charmants, je m’étendis moi-même sur le gazon, humant avec délices les senteurs embaumées de la forêt. Quand je fus un peu reposé, je pris un bain sous un de ses arceaux naturels de branchages et de fleurs, et dans cette baignoire qu’eût enviée plus d’une jolie naïade, je réparai mes forces en rendant à mes membres la souplesse que leur enlève toujours une course de la longueur de celle que j’avais parcourue ; car, pour ménager mon mulet et plus encore par goût de chasseur, j’avais fait la route à pied.

Mon premier soin fut d’allumer du feu, de plumer deux colins ou perdrix californiennes, qui, une fois vidées, furent embrochées sur une branche de chêne déposée elle-même sur deux fourches piquées en terre devant le brasier ; comme elles étaient fort grasses, je mis ma poêle dessous pour en recevoir la graisse. J’eusse fait un repas délicieux, si, pour le compléter, j’avais eu une chopine de cidre de Bretagne ; je dus remplacer ce nectar national des vieux Kimris par l’eau du ruisseau, qui était au moins fraîche et limpide, qualités qu’ont toujours dans ces régions les eaux qui descendent des montagnes Rocheuses. Le soir, je disposai mon hamac entre deux branches de cèdre, ne voulant pas trop me fier aux délices d’une nuit passée sur le gazon, au bord d’un ruisseau dont le doux murmure devait bercer délicieusement. Je coupai avec ma hache une bonne quantité de branches de la même essence, qui entretinrent pendant toute la nuit un magnifique foyer, sauvegarde contre les visites indiscrètes des bêtes féroces.

J e me réveillai avec l’aurore ; les oiseaux chantaient dans les bosquets et donnaient à mon cœur, par leurs doux accords, cette quiétude, ce courage si nécessaires à l’homme perdu dans les forêts, à plusieurs milliers de lieues de sa patrie. Tout ce qui m’entourait était si beau, si suave, que j’ai souvent regretté de n’être pas né dans ces régions primitives, pour y vivre dans une continuelle contemplation des beautés de la création.


L’ours gris. — Reconnaissance des sauvages. — Captivité. — Jugement. — Le poteau de la guerre. — L’Anglais chef de tribu. — Délivrance.

Après bien des jours de marche, bien des dangers courus à la rencontre des hommes et des animaux de ces régions, peu fréquentées des Européens, dangers dont la fréquence me fit presque une habitude quotidienne, je traversai l’extrémité sud du groupe de montagnes d’où s’écoule à l’ouest le fleuve Humboldt, et remontant entre les lacs Nicollet et Sévier, je pénétrai dans la partie de la Sierra-Wah où la recherche de l’or et l’hégire des Mormons ont fait naître depuis mon passage les cités de Fillmore et de Cédar. Mais alors les sombres cañons, ou passes de ces montagnes, les forêts gigantesques de leurs flancs n’étaient parcourus que par des bêtes fauves et par des hommes non moins sauvages appartenant aux nombreuses subdivisions des Indiens Pah-Utahs.

Campé une nuit sur le bord d’un cours d’eau que je reconnus plus tard pour un affluent du Rio-Verde, je fus réveillé par des rugissements d’ours, mais d’un diapason qui n’avait rien de rassurant. À la pointe du jour, je rechargeai mes armes et y mis des lingots de fer trempé à la place des balles de plomb ; je ne sais ce qu’il y avait dans l’air, mais j’éprouvais une espèce de pressentiment qui n’était pas de bon augure, un serrement de cœur qui voulait dire : Prends garde à toi. Je suivis ce conseil, et, à neuf heures environ, je continuai mon voyage ; la rivière longeant la direction de ma route, je la côtoyai jusqu’au milieu du jour, et j’allais m’enfoncer dans la forêt, quand mon attention fut réveillée par des cris lointains ; j’approchai mon oreille de terre à la façon des Indiens, et j’entendis distinctement des cris confus. D’un bond, je me jetai dans un buisson de cerisiers et de saules qui bordaient la rivière, et tapi comme un renard qui a senti le chasseur, ma carabine en main, j’attendis. Au bout de quelques minutes, j’aperçus une bande d’Indiens de tout sexe et de tout âge accourant vers la rive opposée, et sautant à l’eau comme des grenouilles. Je crus à une attaque et me mis sur la défensive ; mais je reconnus bientôt mon erreur, car les pauvres Indiens paraissaient trop effrayés pour qu’il me fût possible de croire que c’était à moi qu’ils en voulaient. Hommes et femmes nageaient à l’envi ; seulement comme ces dernières portaient presque toutes sur leur dos un ou deux enfants ficelés dans des écorces de bouleau, elles nageaient bien moins vite que les hommes, qui, une fois arrivés sur le rivage, prirent la fuite. Trois seulement y restèrent, encourageant de la voix et du geste les pauvres squaws à se presser ; je m’attendais à voir apparaître de l’autre côté de la rive un parti d’Indiens ennemis, et je me disposais à battre en retraite de mon côté, quand j’entendis retentir le cri formidable qui m’avait tenu éveillé pendant la nuit, à une distance très-rapprochée ; au même moment, je vis rouler du haut du talus une énorme