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l’acquisition d’un mulet, en prévisions des longues excursions que je projetais, je résolus d’emmener avec moi cet animal pour faire l’essai de ses qualités… ou de ses défauts.

Ma peau d’ours ployée en quatre me fit un bât des plus confortables, que je fixai sur le dos du quadrupède avec une sangle de la tente que mes coassociés avaient abandonnée à Grass-Valley lors de leur départ ; je confectionnai un bridon et des étrivières par le même moyen. Dans cet équipage, je pris le chemin du marais, où je ne serais certes pas arrivé avant l’aube du jour sans la rencontre d’un mineur qui eut l’obligeance de me mettre dans mon chemin.

À cent mètres environ du bord, on apercevait dans la pénombre un buisson de roseaux sous lequel j’allai m’embusquer.

À chaque instant des canards et des sarcelles venaient effleurer mon visage de la pointe de leurs ailes ; j’en abattis même plusieurs avec le canon de mon fusil ; mais ce n’était point à la race emplumée que j’en voulais. Je visais à mieux que cela. De temps en temps, j’étais obligé de faire changer de place mon mulet, car le fond n’étant pas très-solide, je courais risque de le voir s’embourber, si je n’avais eu recours à cette précaution. Il y avait près de trois quarts d’heure que j’étais dans cette position, et le jour commençait déjà à paraître, quand mon attention fut attirée par un bruit vague venant de la montagne à laquelle était adossé le marais ; j’avais à peine eu le temps d’ajouter deux balles à celles qui étaient déjà dans mon fusil qu’une magnifique troupe de cerfs et de biches apparut sur la lisière de la forêt ; à leur tête, à dix pas environ, marchait un superbe cerf dix cors, qui, s’arrêtant avec l’air inquiet, leva sa belle tête en l’air en reniflant ; je compris à son inquiétude que j’avais été éventé, et dans la crainte de les voir rentrer sous bois, je fis feu de mes deux coups ; je ne pus juger de leur effet, car je me sentis lancé dans l’espace et ne m’arrêtai qu’au fond du marais : c’était mon scélérat de mulet qui, effrayé par l’explosion de mon arme à feu, avait jugé à propos de faire un vigoureux écart et de se séparer de moi.

Aussitôt que j’eus pu me mettre sur mes pieds, je l’aperçus qui pointait vers la forêt ; je me mis immédiatement à sa poursuite et pus enfin l’atteindre, grâce à son bridon dans lequel il s’était pris une jambe, ce qui le forçait à galoper sur les trois qui lui restaient libres.

Quoique je fusse couvert de vase et trempé jusqu’aux os, je me dirigeai à l’endroit de la forêt où m’avait apparu le troupeau et j’y trouvai avec une joie extrême un très-beau cerf étendu sur le sol, le flanc traversé par une de mes balles. C’était une fiche de consolation dans mon malheur ; je fus plus vite consolé que séché, car mon amadou s’étant ressenti du bain forcé que je venais de prendre, je ne pus allumer de feu pour me sécher et je dus charger le soleil de ce soin. Étant parvenu avec beaucoup de peine à charger intact ce cerf sur mon mulet, je me dirigeai vers Nevada-City, ou je me proposais de vendre mon gibier.

J’y arrivai vers le midi, juste au moment où les mineurs rentraient de leur claim pour dîner ; je m’avançai bravement au milieu de l’unique rue du village en criant en anglais : Venison at one dollar a pound. Cette bonne idée fut couronnée de succès, car à peine étais-je arrivé au bout de la rue, qui n’avait pas six cents mètres de long, que j’avais tout vendu à raison d’un dollar[1] la livre, et me trouvais avoir gagné huit cents francs en poudre d’or.

Une autre bonne aubaine se présenta : deux frères Nantais, MM. Dep…, qui y tenaient une taverne et auxquels j’avais vendu un des gigots de mon cerf, m’invitèrent à dîner et me dirent au dessert que si je voulais m’engager à leur fournir du gibier pendant toute l’année, ils s’engageraient eux-mêmes à me le prendre tout à des prix débattus entre nous ; j’acceptai pour tout le temps que je resterais à Grass-Valley, sans me lier cependant pour un temps déterminé, et notre parole de Breton remplaça l’acte sur papier timbré.

Dans ce village comme dans tous les placers, l’or et l’argent monnayés n’étaient point employés ; dans les transactions commerciales, toute denrée était vendue et payée en poudre d’or ; aussi voyait-on sur le comptoir de chaque marchand une balance servant à peser la marchandise et une autre d’un plus petit modèle pour en peser le prix. Chaque mineur était nanti d’une bourse en cuir en guise de porte-monnaie, où était renfermée la poudre d’or qu’il consacrait à ses menus achats.

Ce ne fut que quelque temps avant le coucher du soleil que je pus me mettre en route pour Grass-Valley, porteur d’une somme assez ronde.


Départ pour l’intérieur.

Des semaines, des mois s’écoulèrent ainsi entre les travaux du claim et les plaisirs de la chasse ; ceux-ci, chose étrange, me rapportant en général plus de profit que ceux-là. Puis vint un moment où je ne pus plus résister au désir impérieux qui me poussait vers les déserts de l’Est ; en conséquence, après avoir mis ma cabane sous la surveillance des Canadiens et déposé ma petite fortune entre leurs mains loyales, je fis un beau matin mes derniers préparatifs de départ. Ma peau d’ours et mon hamac furent ployés en quatre sur le dos de mon mulet et fixés au moyen d’une sangle ; j’y plaçai mon bissac qui contenait mes provisions, et, par-dessus le tout, je m’installai moi-même ; je donnai un dernier regard d’amour à mon paisible ermitage, à mes fleurs chéries qui allaient peut-être dessécher sur leurs tiges, privées de mes soins empressés, un amical serrement de main à mes voisins les Canadiens, et le cœur heureux et rempli d’émotions aventureuses, je me mis en route. Je m’étais confectionné une espèce de caban avec des peaux de coyottes, car ma pauvre chemise de laine rouge de matelot était bien usée. Dans cet équipage, je ressem-

  1. Le dollar est une monnaie des États-Unis dont le cours ordinaire du commerce est fixé à la valeur de cinq francs, terme moyen.