Page:Le Tour du monde - 02.djvu/230

Cette page a été validée par deux contributeurs.

d’ailleurs qui me conseillaient d’abandonner mon entreprise auraient eu de l’avantage à m’y faire renoncer.

« En l’absence de l’émir, je recueillai des renseignements topographiques, j’étudiai l’histoire de ces contrées et je fis quelques promenades, entre autres une excursion à Sokoto. La première partie de la route franchie, de vastes rizières, de petits villages émaillent la vallée, qui se rétrécit graduellement, et finit par n’être plus qu’une ravine, dont le sentier escalade le flanc rocailleux ; c’est le chemin qu’a suivi tant de fois Clapperton, de Sokoto à Magariya. Jusqu’ici le baobab est le seul arbre qui ait orné le paysage ; vient ensuite le kadasi, puis le tamarin, et parfois, au sommet des fourmilières, une fraîche cépée de serkéki. Le sol argileux est fendu par la sécheresse, et le buphaga attend vainement les troupeaux qui le nourrissent de leur vermine. Au point culminant du sentier, nous apercevons Sokoto ; et, descendant au fond d’une vallée, aussi fertile qu’insalubre, nous tombons au milieu d’un cortége de noces. L’épousée est à cheval à côté de sa mère, et suivie d’un nombre considérable de servantes, qui ont sur la tête le mobilier du jeune ménage. Apparaît le Bougga, rivière de Sokoto ; je n’y vois qu’un filet de vingt-cinq centimètres de large, dont l’eau est, dit-on, malsaine ; les gens riches de la ville la boivent néanmoins, sans le savoir, et la payent fort cher sous le nom pompeux qui la leur dissimule. Le quartier principal, celui-là même où résida Bello, est entièrement dégradé ; on peut juger du reste. Des femmes aveugles qui remontent de la rivière, chargées d’une cruche d’eau, témoignent de l’insalubrité de la ville, où la cécité est fréquente. La maison du gouverneur est en assez bon état, et le quartier qui l’entoure est passablement peuplé. Ce gouverneur est le chef des Syllébaouas, qui habitent les villages voisins, et cette différence de nationalités, d’où résultent des intérêts divergents, est l’une des causes qui ont fait adopter à l’émir la résidence de Vourno. Quant au marché, quelle que soit la décadence de la ville, c’est toujours une chose intéressante que ces groupes nombreux de trafiquants et d’acheteurs, d’animaux de toute espèce, de bêtes de somme et de boucherie, éparpillés sur la côte rocheuse qui descend dans la plaine. Outre les denrées fort abondantes, on y voit du fer de qualité supérieure, une foule d’objets en cuir de la fabrique de Sokoto, dont les brides sont renommées dans toute la Nigritie, et beaucoup d’esclaves, qui sont d’un prix élevé : à côté de moi on paye un jeune homme trente-trois mille cauris, c’est un dixième de plus que le poney que je marchande.

« Le lendemain, j’étais de retour à Vourno, ou l’émir fit sa rentrée le 23 avril. Sans être glorieuse, l’expédition avait réduit à l’obéissance quelques humbles villages, protégés par l’ennemi. Toujours bienveillant pour moi, Aliyou m’avait fait prier de venir à sa rencontre. Je le trouvai aux portes de la ville, et je le suivis au palais. Le jour même, je lui fis cadeau, entre autres choses, d’une boîte à musique, l’un des objets qui donnent aux habitants de cette région la plus haute idée de notre industrie. Dans sa joie, il appela son grand vizir pour lui montrer cette merveille ; mais la boîte mystérieuse, affectée par le climat, et les secousses du voyage, resta muette, à notre grande déception. Toutefois, je parvins au bout de quelques jours à la raccommoder. Ce bon Aliyou en fut tellement ravi, qu’il me donna immédiatement une lettre pour son neveu, le chef de Gando, et la permission de partir, que j’attendais avec impatience.

« Je quittai Aliyou le 8 mai, et le 17 nous arrivions à Gando. C’est la résidence d’un autre chef foullane, non moins puissant que l’émir, et dont la protection m’était d’autant plus indispensable que ses États renferment les deux rives du Niger. Malheureusement Khalilou était un homme sans énergie, bien plus fait pour être moine que pour gouverner un peuple, et qui, depuis dix-sept ans qu’il occupait le trône, vivait dans une réclusion absolue ; les mahométans eux-mêmes ne l’apercevaient que le vendredi, et l’on me déclara que je ne serais pas admis à contempler sa pieuse figure. En effet, tous mes efforts pour obtenir une audience furent en pure perte, et il fallut envoyer mes présents par un intermédiaire. Celui qui s’en chargea était un chevalier d’industrie, qui, après avoir échoué dans ses entreprises, avait fini par s’établir à Gando, où, de son autorité privée, il s’était fait consul des Arabes, et où, grâce à la faiblesse du prince et au déplorable état des affaires, il avait acquis une extrême influence.

« D’abord enchanté de mes présents, Khalilou découvrit, au bout de quelques jours, par les yeux du consul, qu’ils étaient inférieurs à ce que j’avais offert au prince de Sokoto ; bref je ne pouvais sortir de la ville qu’en faisant de nouveaux dons. Il y eut débat, dispute sérieuse ; enfin je sacrifiai une paire de pistolets, montés en argent ciselé, et j’eus l’espoir de continuer mon voyage. Chacun doutait que je pusse gagner le Niger ; cependant, à force de peine et de cadeaux, extorqués par le consul, j’obtins une lettre de Khalilou qui garantissait aux Anglais le parcours de ces provinces, et ordonnait aux fonctionnaires de leur prêter assistance. En surcroît des embarras que me suscitaient le pouvoir et la mendicité des gens de cour, j’étais exploité d’une manière indigne par l’Arabe qui me servait d’intendant, et qui avait toute la rapacité de sa race, toutes les ruses de l’emploi ; c’était une escroquerie, un chantage perpétuel dont j’étais exaspéré. Mais au milieu de tous ces déboires j’eus la bonne fortune de posséder l’ouvrage d’Ahmed Baba, dont un savant m’avait prêté le manuscrit, et qui jetait de vives lumières sur l’histoire des contrées que j’avais à parcourir. Quel dommage de n’avoir pas pu tout copier ! Gando est renfermé dans une vallée si étroite qu’on se heurte immédiatement à la montagne, et l’on ne pouvait s’éloigner des murs sans rencontrer l’ennemi. Quant à la ville en elle-même, le séjour n’y est pas sans charme ; un torrent la coupe du nord au sud, et une végétation exubérante en couvre les deux bords. On y trouve peu de commerce, en raison des troubles politiques ; toutefois les habitants, forcés de subvenir à leurs propres besoins, fabriquent d’excellentes cotonnades, mais dont la nuance est loin d’avoir l’éclat des étoffes de Noupé et de Kano.