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Un dîner à Ispahan. — La danse et la comédie.

Tchéragh-Aly-Khan et notre Mehmandar[1] nous annoncèrent qu’ils voulaient nous donner un dîner ; mais, pour nous éviter la gêne des habitudes persanes, trop nouvelles pour nous, ils avaient l’intention de se régler sur notre mode. La chose convenue ainsi, on dressa le couvert au milieu du talar de notre palais. Bien qu’il dût y avoir une vingtaine de convives, la longue table se perdait dans l’immense espace. Comme d’ordinaire, le devant du théâtre était ouvert, soutenu par deux hautes colonnes peintes de couleurs vives ; le grand voile d’usage, blanc, à dessins noirs, s’étendait en abat-jour sur la partie du jardin la plus rapprochée ; nous avions vue sur un grand bassin d’eau courante et sur des massifs de platanes ; de nombreux serviteurs bigarrés, vêtus, armés chacun suivant son caprice, et quelques-uns portant un arsenal complet, se tenaient par groupes au bas de la terrasse, ou circulaient dans le talar avec les plats, les kalians, ou bien servant.

La table avait été arrangée, avec l’aide de nos domestiques européens, un peu à la mode d’Europe, beaucoup à la façon persane : la ligne du milieu était occupée par une forêt de vases, de coupes, de bols de cristal bleu, blanc, jaune, rouge, remplis de fleurs ; il y avait des fleurs partout ; il y en avait à profusion. Pour nous, cet amoncellement de couleurs variées et désordonnées était un peu nouveau, mais non sans élégance ; pour nos hôtes, la nouveauté consistait dans les cuillers et les fourchettes qui les attendaient et dont ils allaient faire l’épreuve. Ce dîner fut très-amusant : j’avais à côté de moi deux Persans, un frère d’Aly-Khan et un Ispahany ; ils s’escrimaient de leur mieux à saisir quelque chose dans leur assiette avec les instruments inconnus dont on les avait gratifiés, et se complimentaient mutuellement lorsqu’ils avaient réussi à porter un morceau à leur bouche sans se piquer, ou même en se piquant. Ainsi que le prescrivaient les lois de la politesse, ils s’exclamaient à qui mieux mieux sur les avantages de notre méthode, sur ses mérites infinis, et sur la facilité avec laquelle ils la pratiquaient. Certains mets leur paraissaient surtout excellents, et parmi ceux-ci ils remarquèrent la moutarde : l’un d’eux en remplit son assiette et déclara qu’il n’avait jamais rien mangé de si bon. Comme, en somme, leur dîner se passait en une sorte de gymnastique qui ne devait pas les nourrir beaucoup, je les engageai tout bas à ne pas pousser la politesse plus loin et à se servir à leur guise, pour ne pas sortir de table affamés ; ils firent beaucoup de façons, mais enfin ils adoptèrent un moyen terme : tenant de la main gauche leur fourchette en l’air, ils saisirent les morceaux avec la main droite, et remarquèrent que de même que la France et la Perse ne pouvaient que gagner à leur mutuelle amitié et à leur union, de même, en combinant les deux manières de procéder, on arrivait à la perfection. Ce qui est certain, c’est qu’ils dînèrent.

Au milieu du repas, on entendit un bruit argentin comme celui de petites sonnettes, et l’on vit entrer quatre jeunes garçons, habillés en femmes, avec des robes roses et bleues semées d’oripeaux ; c’étaient des danseurs : ils portaient les cheveux longs, tombant sur les épaules et couverts de ces petites calottes dorées, appelées araktjyns, qu’on peut voir sur toutes les peintures persanes à sujets féminins. Ces danseurs n’étaient pas très-habiles, sans doute ; mais je n’avais pas de point de comparaison, et ce spectacle me parut très-intéressant. On peut dire des Asiatiques, en général, qu’ils sont gracieux dans leurs mouvements. Pour les Persans surtout, c’est vrai, et particulièrement chez les enfants. Une des danses qu’on exécuta s’appelle la hératy, et s’accompagne d’un air portant le même nom et qui a beaucoup d’agrément ; les musiciens, suivant l’usage, s’étaient assis par terre, dans un coin ; l’un jouait d’une espèce de mandoline appelée tár, l’autre du dombeck, ou petit tambour à main, enfin un troisième du centour, instrument qui consiste en une série de cordes ajustées sur une table, et d’où l’on tire avec de petites baguettes des sons assez semblables à ceux de la harpe. Après la hératy, ce que nous vîmes de mieux, c’est une sorte de pantomime rhythmée, qu’on pourrait intituler la Journée d’une élégante. La jeune femme débute par se quereller avec son mari, puis elle a de l’humeur, puis elle boude, puis elle s’habille pour sortir, puis elle entre chez une de ses amies, à qui elle rend visite. On peut deviner que c’était un thème à déployer beaucoup de coquetterie d’allures et de gentillesse. Le jeune danseur chargé de ce rôle, ne s’en tira pas trop mal.

Après les danseurs vinrent les farces. Une troupe de comédiens joua des scènes populaires en patois d’Ispahan. On fut obligé de corriger et d’abréger beaucoup, car ces espèces de saynètes, qui représentent d’ordinaire les ruses des moullahs, les concussions des juges, les perfidies des femmes, les coquineries des marchands et les querelles de la canaille, sont composées avec une verve qui ne ménage rien et que rien n’arrête. Je doute que les tréteaux de Tabarin aient approché de cette liberté, et les plus virulents chapitres de Rabelais sont de l’eau de rose en comparaison. Cette fois, Tchéragh-Aly-Khan ne permit pas à la vivacité des acteurs de se donner carrière, et lorsqu’il les voyait s’échauffer et s’animer un peu, il intervenait ; de sorte que tout resta dans les limites de la convenance. En somme, la soirée fut charmante, et nous fûmes très-satisfaits du dîner et du divertissement persans.


Les habitants d’Ispahan.

Les habitants d”Ispahan, sans être tout à fait aussi mal famés que les Schyrazys, ne jouissent pas non plus d’une réputation très-brillante. On dit la lie du peuple de cette ville une des plus mauvaises de l’empire. Elle fournit à toutes les autres cités les plus rusés et les plus voleurs des courtiers. Pour exprimer leur opinion sur ce sujet, les Persans rapportent un hadys, une tradition

  1. Personnage chargé par le gouvernement persan d’escorter ambassade pour lui faire honneur.