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roseau, qui croît d’une façon identique à la place où le grand lac touche aux bassins de natron dont il est environné. Chose curieuse ! tandis que le lac d’eau douce parfaitement calme, est un miroir d’un bel azur, l’autre a la couleur verte de la mer, se soulève, et roule ses vagues écumantes sur le rivage, où elles déposent une profusion d’algues marines.

« J’arrivais le surlendemain à Zinder, où je devais trouver les valeurs indispensables pour continuer mon voyage. Un rempart et un fossé entourent la ville ; nous passons devant la demeure d’El Fasi, l’agent d’El Béchir, et nous gagnons les deux chambres qui nous sont assignées. Grâce à leurs murailles d’argile, mes bagages y sont à l’abri de l’incendie qui, nulle part, n’éclate plus souvent qu’à Zinder. L’aspect de la ville est curieux : une masse de rochers s’élève du quartier de l’ouest ; et hors des murs, se trouvent des crêtes pierreuses, se dirigeant dans tous les sens. Il en résulte une infinité de sources qui fertilisent des champs de tabac, et donnent à la végétation une richesse toute locale. Des bouquets de dattiers, des hameaux de Touaregs, qui font le commerce de sel, animent le paysage. Au sud, on voyait un immense terrain, dont le vizir avait fait un jardin d’acclimatation. Je crains bien qu’à la mort de cet homme remarquable, ce coin de terre ne retourne à l’état sauvage. On peut donner le plan de la ville, mais non dépeindre le mouvement tumultueux dont elle est le centre, quelque borné qu’il soit, comparé à celui de nos cités européennes. Zinder n’a pas d’autre industrie que la teinture à l’indigo ; et néanmoins son importance commerciale est si grande qu’on peut l’appeler avec raison la porte du Soudan.

« Ayant reçu mille dollars, prudemment renfermés dans deux caisses de sucre, où personne ne se doutait de leur présence, je fis une partie de mes achats : burnous blancs, jaunes et rouges, turbans, clous de girofle, coutellerie, chapelets, miroirs que l’arrivée des caravanes mettait à bon marché ; et sans attendre une caisse de coutellerie fine et quatre cents dollars, que devait m’expédier le vizir, je quittai la ville le 30 janvier 1853.

« La route qu’il nous fallait prendre n’avait rien de rassurant ; nous allions traverser les marches du Haoussa, où les Foullanes[1] et les tribus indépendantes sont en lutte perpétuelle. Nous rencontrâmes d’abord des marchands de sel de l’Ahir, dont les campements pittoresques animaient le pays, mais n’ajoutaient pas à la sûreté des chemins. Cependant le 5 février, nous arrivions sans encombre à Katchéna, ou je m’installai dans le local qui m’avait été désigné. La maison était grande ; mais tellement pleine de fourmis qu’étant resté sur un banc d’argile pendant une heure, il n’en fallut pas davantage à ces maudites créatures pour traverser la muraille, construire des galeries couvertes qui arrivèrent jusqu’à moi et attaquer ma chemise, ou elles firent de grands trous.

« Cette fois le gouverneur, reçut avec un plaisir non équivoque le burnous, le caftan, le bonnet, les deux pains de sucre, et surtout le pistolet que je lui offris ; il voulut en avoir un second, je fus obligé de céder ; et les portant sans cesse, il effraya désormais tous ceux qui l’approchèrent, en brûlant des capsules à leur barbe. Fort heureusement le ghaladima de Sokoto, inspecteur de Katchéna, était en ce moment dans la ville, pour recueillir le tribut. C’était un homme simple, franc et ouvert, ni très-généreux, ni fort intelligent, mais d’humeur bienveillante et de caractère sociable. J’achetai des étoffes de soie et coton des fabriques de Noupé et de Kano, et très-impatient de quitter la ville, j’attendis que le ghaladima voulût bien partir, afin de profiter de son escorte. Enfin le 21 mars toute la ville fut en mouvement ; le gouverneur nous accompagnait jusqu’aux limites de son territoire, et nous avions une suite nombreuse, en raison des périls de la guerre ; pour le même motif, au lieu de prendre à l’ouest, il fallut aller au sud. Le printemps commençait, la nature était en fête ; une végétation magnifique : l’allébouba, le parkia, le baobab, le cucifère et le bombax ; une contrée populeuse et bien cultivée, des pâturages couverts de troupeaux, des champs d’yams et de tabac. Dans le district de Majé : du coton, de l’indigo, des patates sur une immense échelle. Après Kourayé, ville de cinq à six mille âmes, nous trouvons encore plus de fertilité, si la chose est possible ; le figuier banian, l’arbre sacré des anciens indigènes, se montre dans toute sa splendeur, et le bassiaparkia, le millet, le sorgho abondent. Le terrain se mouvemente ; nous traversons quelques rivières desséchées, où le granite apparaît, et le 24 on s’arrête devant Koulfi, ne voyant pas trop comment franchir les fossés qui en défendent la triple enceinte. Nous étions sur la limite qui sépare les mahométans des païens ; la culture disparaissait peu à peu ; des villes abandonnées témoignaient de la triste influence de la guerre ; mais des troupeaux annonçaient que la campagne n’était pas entièrement déserte. À Zekka, ville importante, ayant murailles et fossés, nous nous séparâmes du gouverneur de Katchéna, et de ceux qui

  1. Les Foullanes, qui, suivant le peuple qui les désigne, portent les noms de Félans, Foulbé, Fellata, ou Foulhas, composent une famille humaine d’un brun rouge, et la plus intelligente des tribus africaines. L’Orient a dû être leur berceau, mais les premiers chroniqueurs les trouvèrent établis près de la côte occidentale. Depuis cette époque, ils n’ont cessé de rétrograder vers le centre, où leurs progrès sont de plus en plus rapides. Ce fut d’abord une émigration de pasteurs, puis des établissements isolés, des villages sans lien politique et sans pouvoir, malgré la décadence des empires où ils étaient placés. Il en était ainsi depuis quatre siècles, quand, en 1802, le chef des Gober ayant réprimandé les Foullanes, au sujet de leurs prétentions naissantes, le cheik Othman dan Fodiyo, irrité de l’insolence du chef païen, souleva ses compatriotes, leur insuffla son fanatisme, et, en dépit de ses premières défaites, jeta les fondements d’un vaste empire. Son fils Mohammed Bello, non moins distingué par son amour de la science que par son courage et ses qualités d’homme de guerre, consolida les conquêtes d’Othman ; et, malgré la faiblesse d’Aliyou, qui n’a de Mohammed que la bienveillance et les bonnes intentions, l’État féodal des Foullanes comprend toujours un espace de dix-huit cents kilomètres de longueur sur six cents kilomètres de large. Il est vrai que la révolte est partout, et que les grands vassaux, non moins que les indigènes, semblent à la veille de se partager l’empire.