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et heureux, et c’est là qu’on peut s’assurer plus pleinement qu’ailleurs de cette grande vérité, qu’en fait d’art, les Persans d’aucun temps n’ont jamais rien inventé, mais qu’ils ont su tout prendre, tout garder, ne rien oublier, et fondre leurs acquisitions dans un ensemble si heureusement lié, qu’il a l’air de leur appartenir, et qu’on en jurerait, si l’analyse ne venait démontrer le contraire. Ce que les Persans ont possédé au plus haut degré, c’est l’esprit de compréhension, la puissance de comparaison, et une sorte de critique qui leur a permis de combiner avec bonheur des éléments parfaitement étrangers les uns aux autres. Je suis persuadé que c’est en étudiant les procédés de l’art persan que l’on arrivera à comprendre beaucoup de choses encore aujourd’hui parfaitement inconnues en ces matières. En se plaçant sur ce terrain, on pourrait pénétrer bien des mystères de l’origine de l’art byzantin et de l’art sarrasin. La Perse est comme un foyer ou les idées et les inventions des pays et des pensées les plus lointains sont venues se confondre. À lui seul, le Tchéhèl-Soutoun me paraît fournir bien des révélations.

Pour ce qui est de la peinture, les grandes fresques murales qu’on y remarque, et qui représentent surtout des batailles, sont d’une beauté incontestable comme couleur. Pour le dessin de l’agencement des figures, c’est à peu près complétement le style de nos plus anciennes tapisseries, ou, pour mieux dire, nos plus anciennes tapisseries se sont faites d’après ce style-là. J’en verrais volontiers la source dans les œuvres de la basse époque sassanide. Ce temps a encore un droit de paternité sur ce travail maigre et sec, mais de paternité malheureusement éloignée, et jamais, depuis le troisième siècle de notre ère, on n’a revu dans l’Asie centrale les œuvres grandioses et magnifiques qui ont illustré le règne des premiers descendants d’Ardeschyr. Telles qu’elles sont, cependant, les peintures du Tchéhèl-Soutoun ne sont pas méprisables, et on en tiendra grand compte lorsqu’on aura compris à quel point l’histoire de l’art asiatique, et je dis l’histoire moderne tout autant que l’histoire antique, est indispensable et de première nécessité pour l’histoire de l’art européen.

Toujours au point de vue critique, je signalerai encore à Ispahan un petit palais qui emprunte à la date de sa construction un intérêt particulier. Ce palais est moderne. Il existe dans le Tchéhar-Bâgh depuis une quinzaine d’années environ, et c’est un vrai bijou. Il contient une salle carrée, éclairée par en haut, formée d’une galerie circulaire soutenue par des colonnes plaquées de miroirs ajustés en losanges, ayant au centre un bassin d’albâtre oriental garni d’une quantité de jets d’eau à filets très-minces, et le tout orné des peintures, des sculptures en bois, des émaux ordinaires. Dans le plan, cet édifice est irréprochable. Il reproduit les meilleurs modèles du seizième et du dix-septième siècle, qui sont restés les prototypes de l’art national. Seulement, dans l’exécution des détails, on sent partout que les constructeurs du palais n’ont eu à leur disposition que des ouvriers adroits, et point d’artistes véritables. La faute en est à la pauvreté actuelle du pays, qui ne permet pas souvent d’entreprendre rien de semblable. Il en résulte que peu de gens habiles peuvent se former, faute d’occasions. Mais le seul fait que de nos jours on a pu imaginer et créer cette jolie résidence, prouve suffisamment que le goût n’est pas mort, et que si la situation présente se soutient et que les fortunes puissent suivre le mouvement ascendant qu’on remarque en toutes choses, dans une cinquantaine d’années les bons artistes auront reparu, si toutefois la rage de l’imitation européenne et d’avoir des appartements soi-disant à notre mode ne vient pas tout gâter, ce dont il ne faudrait pas jurer.

Nous ne fûmes pas tellement absorbés par l’admiration du Tchéhar-Bâgh que nous ne prissions aussi le temps d’aller à Djoulfâ. Nous avions des raisons de premier ordre pour visiter ce faubourg où Schah-Abbas le Grand avait établi les Arméniens attirés par lui en Perse et auxquels il accorda de grands priviléges. Nous devions rendre nos devoirs à Mgr  Tylkyan et également au délégué du patriarche schismatique.

Nous passâmes donc le pont du Zend-è-Roud, avec lequel nous avions déjà fait connaissance à notre arrivée, et nous nous rendîmes dans l’ancien couvent des jésuites français. Le gouvernement des Séfévys avait été très-généreux à l’égard de ces missionnaires. Il leur avait accordé des maisons et des jardins ou les bons pères pratiquaient, avec leur intelligence ordinaire, d’excellentes méthodes de culture. Quand les malheurs qui ont accablé la Perse pendant le siècle dernier se furent déchaînés sur Ispahan, la mission en souffrit naturellement. Son influence fut perdue. Le désordre du temps rendait sa situation difficile ; elle cessa de se recruter. D’autre part, la population chrétienne qui l’entourait et qui était uniquement composée d’Arméniens, fut dispersée. Tout périt. L’établissement fondé avec tant de peine disparut. Mais l’équité veut aussi qu’on remarque bien que les musulmans ne souffraient pas moins que les chrétiens au milieu de cette épouvantable anarchie, et, si Djoulfâ était frappé, Ispahan n’était pas en meilleur état. Enfin, la dynastie actuelle rétablit la paix, et, avec la paix, les envoyés de la propagande revinrent. Ils retrouvèrent les biens des jésuites. On les leur laissa prendre sans difficulté. Un petit troupeau assez faible se reforma autour d’eux, et aujourd’hui ils végètent, fort pauvres, mais tout à fait libres. Ce sont, comme je l’ai dit, des Arméniens catholiques ne sachant aucune langue européenne. Ils ignorent même le persan, et communiquent avec les autorités locales au moyen du turc. J’ai vu, entre leurs mains, l’ancienne bibliothèque des pères jésuites, qui m’a semblé intéressante, et j’ai regretté que le temps m’ait manqué pour la visiter en détail. Je dois avouer, à ma honte, que mes vénérables conducteurs ne paraissaient pas fort tranquilles sur mes intentions, et désiraient visiblement que j’abrégeasse mon séjour dans ce sanctuaire mystérieux. Ils ne savaient pas ce que contenaient ces volumes rangés sur deux tablettes depuis tant d’années sans que personne les eût jamais ouverts, mais ils se considéraient comme responsables du dépôt et n’aimaient pas à le laisser voir.