Page:Le Tour du monde - 02.djvu/211

Cette page a été validée par deux contributeurs.

village ; il semble par son attitude exprimer son désespoir, car il aime la demeure du nègre, qui le recherche à son tour : ses feuilles naissantes et son fruit légèrement acide permettent aux indigènes d’assaisonner leur nourriture, et de donner un peu de saveur à leur boisson.

« L’herbe est grossière et ne forme plus que des touffes éparses ; le chemin est abominable ; il suffirait d’en détourner un instant les yeux pour tomber dans un trou plein de vase. La forêt devient moins épaisse, des bouquets d’arbres lui succèdent, et nous entrons dans une prairie qui s’étend jusqu’à la chaîne du Mandara. Le ton vert de la plaine, qui tranche avec le brun des montagnes, est d’un effet charmant, sous le ciel pur où le soleil brille. Nous gagnons le district d’Isségé ; des moutons et des chevaux couvrent les pâturages, des femmes travaillent dans les champs. Les indigènes ont évidemment souffert des rapines de leurs voisins, mais ne sont encore ni vaincus ni ruinés. Des hommes vigoureux et de grande taille, ceints d’une lanière de cuir, et portant une pique, mêlée à leurs instruments d’agriculture, s’approchent fièrement ou vont s’asseoir à l’ombre, et paraissent nous signifier que cette terre leur appartient. Quelque léger que soit leur costume, j’ai tout lieu de croire qu’ils se sont habillés pour la circonstance ; car, tombant à l’improviste au bord d’une mare, nous faisons fuir, à la grande frayeur de mon cheval, une espèce de virago totalement nue. Il est vrai que chez ces tribus naïves, on estime qu’un vêtement, si étroit qu’il puisse être, est plus essentiel pour l’homme que pour la femme.

« Sur le toit des cases séchait un poisson qui m’étonna par sa taille ; on me répondit qu’il venait d’un grand lac, situé à peu de distance, et que j’allai visiter. Les abords en sont tellement couverts de roseaux, qu’il me serait difficile de dire quelle étendue il peut avoir. Une masse de granit, d’environ cinq mètres de hauteur, formait la seule éminence qui s’élevât dans la plaine ; j’y montai, l’horizon était splendide : en face de moi, comme je l’ai dit précédemment, se déployait la chaîne du Mandara, tandis qu’au sud apparaissaient des montagnes plus hautes et de formes plus variées. Je vis alors pour la première fois le Mendif, que Denham a fait connaître à l’Europe, et qui a donné lieu à tant de conjectures. Ce n’est qu’un simple cône isolé, dont la base, où s’éparpille le village du même nom, a tout au plus dix ou douze milles de circonférence ; sa couleur blanchâtre, qui pourrait faire supposer qu’il est de formation calcaire, est due tout bonnement à la fiente de l’immense quantité d’oiseaux qui s’y réunissent ; sa véritable couleur est noire, m’ont dit les naturels ; la double pointe qui le termine est la preuve que c’est un ancien volcan, et sans doute il est formé de basalte. Je ne crois pas qu’il ait plus de cinq mille mètres au-dessus du niveau de la mer, ce qui ferait un peu moins de quatre mille mètres au-dessus de la plaine. Enchanté d’avoir atteint cette région, et plein de projets pour l’avenir, je remontai à cheval et repris la route du village. Tout en marchant, celui qui m’accompagnait me donna des détails sur les habitudes des Marghis, tribu assez nombreuse pour lever trente mille soldats.

« C’est, me dit-il entre autres choses, la coutume parmi ses compatriotes de se lamenter à la mort d’un jeune homme, et de se réjouir de celle d’un vieillard ; j’en acquis, la preuve dans la suite de mon voyage. Les Marghis se vantent, peut-être avec raison, d’être supérieurs à leurs puissants voisins ; il est, du reste, avéré que l’inoculation est très-répandue chez eux, et que dans le Bornou elle est exceptionnelle.

« Nous arrivions le surlendemain à Kofa, l’un des villages dont la mise à sac avait motivé l’ambassade que j’accompagnais. Des prairies émaillées de fleurs, de vastes champs de sorgho, des arbres vigoureux, toute l’exubérance de séve des régions tropicales ; mais une route de plus en plus dangereuse, une alarme continuelle, des habitants sur le point de tomber sur nous en se croyant attaqués. Le sentier monte peu à peu ; on voit à l’ouest différents groupes de montagnes qui séparent le bassin du Tchad de celui du Niger ; une gorge rocailleuse, encaissée par des blocs de granit, est franchie ; nous dominons une plaine immense, et nous gagnons les murs d’Ouba, dont les quartiers de l’est, où sont établis les vainqueurs, ressemblent à une colonie algérienne. Nous étions dans l’Adamaoua, ce royaume musulman greffé sur les païens, et que je désirais tant connaître. Je rêvais au sort des races de cette partie du monde, lorsque je reçus la visite du gouverneur, accompagné d’une suite nombreuse. Son costume et celui de ses compagnons n’avait ni élégance, ni propreté. Je demandai à quelle époque les Foullanes avaient, pour la première fois, émigré dans cette province ; on me répondit que les grands-pères de la génération présente l’avaient habitée comme éleveurs de troupeaux. Ils sont devenus les premiers du royaume ; mais la race vaincue leur disputera longtemps la possession du sol.

« Nos chameaux étaient pour la population un objet de curiosité ; on en voit rarement dans cette région plantureuse, dont cet habitant du désert ne supporte pas le climat. Plus grande encore fut la surprise du gouverneur et de ses courtisans, lorsqu’ils virent ma boussole, mon chronomètre, mon télescope, et l’impression minuscule de mon livre de prières. Les Foullanes sont pleins d’intelligence, mais d’un esprit malicieux ; ils n’ont pas cette excessive bonté des vrais nègres, et c’est par le caractère, bien plus que par la couleur de la peau, qu’ils diffèrent de la race noire. À Bagma, où nous arrivâmes le surlendemain, je fus frappé de la dimension des cases, dont un certain nombre a vingt mètres de longueur sur quatre ou cinq de large.

« De gras pâturages, après un sol aride, des montagnes que nous laissons à notre gauche, partout le déleb qui caractérise le district, une herbe épaisse d’où sortent de nombreuses fleurs violettes, et nous arrivons à Mboutoudi, qui entoure le pied d’une colline de granit, ayant six cents mètres de circonférence, et à peu près cent de hauteur. Ville importante avant la conquête, Mboutoudi n’a plus maintenant qu’une centaine de cases, et si ce n’é-