Page:Le Tour du monde - 02.djvu/210

Cette page a été validée par deux contributeurs.

blanc que mes mains, et ses traits ont la distinction qui caractérise sa race. Il est rare que ces Arabes aient plus d’un mètre soixante centimètres ; mais leur gracilité les fait paraître de plus grande taille qu’ils ne le sont réellement. J’ai rencontré quelquefois des Foullanes vigoureux ; je n’ai pas vu de Choua robuste.

« De la forêt, nous entrons dans une plaine où sont plusieurs villages, et nous retombons dans un bassin d’argile noire, dont le sol desséché conserve la piste de nombreuses girafes. Nous sommes dans le Gamerghou, pays industrieux, où j’aperçois le premier champ de coton que nous ayons vu depuis Kouka. Le district d’Oujé, qui fait partie de cette province, et qui renferme un grand nombre de villes importantes avec marché considérable, est assurément l’un des plus riches du Bornou : au sud de Maidougouri, la plaine entière est un champ de millet ou de sorgho, interrompu seulement par de nombreux villages, parsemés de baobabs et de figuiers ; c’est l’endroit le plus riant que j’aie traversé depuis le Haoussa. Une rivière, qui prend naissance aux environs d’Alaouo, serpente dans la plaine, et va tomber dans le Tchad en passant à Dikoua. Nous la franchissons deux fois pour atteindre Mabani, ville étendue, située sur une colline de sable, et qui, après en avoir couvert le sommet et le versant méridional, en entoure la base et remonte sur une autre colline ; Mabani peut avoir neuf ou dix mille habitants, dont les huttes confortables indiquent l’aisance. Le commerce et l’industrie paraissent y fleurir, si l’on en juge par les deux cents boutiques de la place du marché, et par ses ateliers de teinture.

« Après Mabani, des champs fertiles, de beaux arbres, une herbe épaisse, de l’indigo, des bandes de travailleurs, du bétail auprès des mares, des villages dans toutes les directions, des fermes détachées, qui témoignent de la sécurité des habitants ; et parmi les céréales, des papayers dont le fruit délicieux a le goût de la crème, et, qui, de la grosseur d’une pêche, a malheureusement le noyau trop développé.

« Dans la bourgade où nous nous arrêtons, je ne vois pas une seule case ayant des murs en pisé ; c’est une preuve que la pluie n’y est jamais excessive. En sortant de ce village, nous apercevons, au sud, le mont Délabéda, qui me fait éprouver ce que j’ai ressenti à la vue des Alpes tyroliennes. Mais notre départ n’était qu’une feinte : une heure après, nous campions à Fougo-Mozari, près d’Oujé, dont le marché attirait mon escorte. Placé à la frontière des tribus païennes, et par cela même très-important pour la vente des esclaves, ce marché est digne de sa réputation. Il pouvait y avoir cinq ou six mille acheteurs, et leur nombre eût été plus grand sans la crainte inspirée par les tribus indépendantes qui se trouvent dans le voisinage.

« Le mont Délabéda, qui frappe de nouveau nos regards, annonce le commencement d’une région montagneuse. Sous un tamarin luxuriant un forgeron travaille avec activité, l’apprenti fait mouvoir le soufflet, l’ouvrier emmanche une hache, et le maître finit une lance. J’apprends qu’il tire son fer du Boubanjidda, qui fournit le meilleur du pays. À partir du district de Chamo, où nous entrons, le millet est rare et le sorgho généralement cultivé. Quelques marchands indigènes, armés de lances et poussant devant eux des ânes chargés de sel, se joignent à nous, car il y a tant de pillards un peu plus loin, qu’il faut être nombreux pour ne pas avoir à les craindre. Le pays témoigne à chaque pas des malheurs qu’il a subis : des traces d’ancienne culture, des huttes en ruines, se rencontrent çà et là au milieu de la forêt ; et des jongles, où l’herbe domine cheval et cavalier, recouvrent la place où fut la demeure de l’homme. Le terrain, formé d’une argile noire et marécageuse, est rempli de trous qui en rendent le parcours extrêmement difficile. J’y remarque des ruches souterraines où l’on trouve un miel de nature particulière. Après trois heures de marche dans ce pays dévasté, nous atteignons les restes d’un village autrefois considérable, et qui n’est plus habité que par quelques indigènes nouvellement convertis. Nous n’avons qu’une seule case, pour nous tous et je vais camper au dehors ; mais je ne suis pas couché qu’une tempête effroyable éclate, bouleverse ma tente et qu’une pluie torrentielle met à flots mes bagages. Le lendemain nouveau déluge ; nous étions dans le district de Molghoy, où les portes des cases, qui ont à peine trente centimètres d’ouverture, annoncent qu’il est nécessaire de s’y protéger contre la violence de la pluie.

« Bien qu’ils aient embrassé l’islamisme, les indigènes n’ont pour tout vêtement qu’une lanière de cuir passée entre les jambes, et qui souvent leur paraît superflue. J’ai été frappé de leurs formes harmonieuses, de leurs traits réguliers, que ne défigure aucun tatouage, et qui, chez beaucoup d’entre eux, n’offre rien du type nègre. La différence qu’offre la teinte de leur peau m’a également surpris ; elle est chez les uns d’un noir brillant, chez les autres couleur de rhubarbe, sans qu’il y ait entre ces deux tons de nuance intermédiaire ; toutefois c’est le noir qui prédomine. Je me suis arrêté devant une jeune femme qui avait près d’elle son fils, âgé de huit ans ; ils formaient à eux deux un groupe digne du ciseau d’un grand artiste ; l’enfant, surtout, ne le cédait en rien au diskophoros antique ; sa chevelure était courte et frisée, mais non laineuse ; il était d’un rouge lavé de jaune, ainsi que toute sa famille, et portait plusieurs rangs de perles de fer autour des bras et des jambes.

« Nous rentrons dans la forêt ; les clairières sont couvertes de pas d’éléphants de tous les âges, des fleurs remplissent l’atmosphère de leur parfum, et de temps en temps nous suçons la pulpe du toso[1], ou nous mangeons la racine du katakirri. La marche devient de plus en plus difficile ; on n’aperçoit que des mimosas de grandeur médiocre ; çà et là un baobab, dépourvu de feuilles, étend ses branches nues à la place où était un

  1. Fruit du bassia parkii ; le toso se compose presque entièrement d’un noyau de la couleur et du volume de la châtaigne, entouré d’une pulpe très-mince, revêtue d’une peau verte. Il est fort commun dans ces parages ; les naturels préparent avec l’amande du noyau une grande quantité de beurre qui leur sert à la fois pour la cuisine et comme médicament.