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sent pas à les recevoir, et ne prend pas votre argent. Il faut donc échanger son dollar pour des cauris, acheter une chemise avec ses coquilles, se débattre avec les changeurs, marchander avec les vendeurs, puis troquer la chemise obtenue pour du millet, du froment ou du riz sauvage, rebut des éléphants, et naturellement de très-mauvaise qualité.

« À l’exception du lundi, où le marché se tient pendant les heures les plus brûlantes du jour, ainsi qu’il arrive dans toute cette partie du Soudan, la ville est d’un calme plat ; aucune industrie, pas de ces grands ateliers de teinture, que l’on voit à Kano, pas de travail. Les femmes y sont affreuses : de grosses têtes, la face courte et carrée, le nez aplati, les narines tombantes, ornées d’une perle rouge ou d’un grain de corail ; ce qui n’empêche pas ces créatures d’avoir autant de coquetterie que les plus jolies femmes du Haoussa, de vaguer dans les rues, en traînant derrière elles la queue de leur jupe, les épaules négligemment couvertes d’un fichu aux couleurs voyantes, dont elles retiennent les deux cornes du bout des doigts, en agitant les bras d’un air provocateur. Ce qu’il y a de mieux dans toute leur personne, est l’ornement d’argent qu’elles portent derrière la tête, et qui, lorsque les cheveux sont relevés en casque, ne manque pas d’élégance. Mais toutes les femmes n’ont pas le moyen d’avoir cet ornement ; et plus d’une sacrifie ses intérêts les plus précieux au désir de se le procurer.

« Toute l’animation de la ville se porte vers le Dendal, grand boulevard qui, traversant les deux cités, conduit aux deux palais, et qui se retrouve, sur une plus ou moins grande échelle, dans toutes les villes du pays. On y voit chaque jour une foule considérable : cavaliers et piétons, esclaves et hommes libres, étrangers et indigènes, qui vont faire leur cour au cheik ou au vizir, s’acquitter d’un message, leur demander justice, solliciter une place, ou leur porter des présents. J’ai moi-même suivi bien des fois ce grand chemin de la fortune, hanté par l’ambition ; mais soit au point du jour, soit à une heure avancée, lorsque les habitants revenaient chez eux, ou qu’assis devant leurs portes, ils médisaient de leur prochain, ou se racontaient des histoires merveilleuses. J’étais sûr, alors, de trouver seuls les puissants que j’allais voir ; et le vizir en profitait pour causer avec moi d’un sujet scientifique, tel que la rotation du globe, ou le système planétaire.

« Il y avait trois semaines que j’étais arrivé, lorsque le 14 avril au soir, le cheik Omar et son vizir quittèrent la ville pour aller passer quarante-huit heures à Ngornou ; c’était pour moi une bonne occasion de promenade et le lendemain matin je partis pour les rejoindre.

« La route qu’il me fallut suivre a cette monotonie qui caractérise les environs de Kouka : de l’asclépias géante, puis des buissons de crucifères, et des arbres qui, d’abord épars, finissent par former un bois peu élevé. À deux lieues de Ngornou, le bois cède la place à une immense plaine où l’on cultive des haricots et du grain ; toutefois à l’époque où je la voyais, elle était couverte de l’éternelle asclépias que l’on arrache au commencement de la saison des pluies, qui reparaît pendant la sécheresse, et dont la tige a bientôt quatre mètres et plus.

« J’arrivai à Ngornou, la ville de la Bénédiction, vers deux heures de l’après-midi. Les rues étaient désertes, mais les cours pleines de tentes que l’on avait dressées pour recevoir les courtisans ; et de tous côtés des chevaux magnifiques, regardant par-dessus les palissades, nous saluaient au passage. Excepté la demeure royale, je ne vis guère de maisons bâties en pisé ; néanmoins la ville a un air d’aisance et de propreté remarquable ; les clôtures sont bien entretenues, les huttes spacieuses, les cours ombragées de baobabs. Je cherchai vainement à pénétrer jusqu’au cheik, impossible de voir le vizir, et fatigué de la foule, je résolus de faire le lendemain une excursion au bord du Tchad.

« Parti de bonne heure, je me réjouissais de la perspective délicieuse qui allait s’offrir à mes yeux. Je rencontrai beaucoup d’esclaves, allant couper de l’herbe pour les chevaux ; mais au lieu du lac, une plaine immense, dépourvue d’arbres, s’étendait aussi loin que la vue pouvait atteindre. L’herbe devint de plus en plus fraîche, plus épaisse et plus haute ; un bas-fond marécageux, décrivant une courbe tantôt saillante, tantôt rentrante, gêna de plus en plus notre marche, et après avoir lutté pendant longtemps pour sortir de cette fondrière, cherchant en vain à l’horizon quelque surface miroitante, je revins sur mes pas, barbotant dans la fange, et me disant pour me consoler que j’avais au moins vu l’indice de l’élément humide. Quel aspect différent présenta la contrée lorsque, dans l’hiver de 1854-55, plus de la moitié de Ngornou fut détruite par l’inondation, et qu’il se forma au midi de cette ville une mer profonde où s’engloutit la plaine jusqu’au village de Koukiya ! La couche inférieure du sol, composée de calcaire, paraît avoir cédé l’année précédente et fait baisser le rivage de plusieurs pieds, d’où l’épanchement des eaux. Mais à part cet événement géologique, tout à fait exceptionnel, le caractère du Tchad est évidemment celui d’une immense lagune dont les bords changent tous les mois, et dont il est impossible par conséquent de dresser la carte avec exactitude.

« Le lendemain je me dirigeai vers le nord-est, accompagné d’un chef du Kanem et d’un garde à cheval du cheik. Après une demi-heure de marche nous atteignîmes le marécage, et mouillés parfois jusqu’aux genoux, bien que nous fussions à cheval, nous arrivâmes au bord d’une belle nappe d’eau, entourée de papyrus et de roseaux de différentes espèces, ayant de quatre à cinq mètres de hauteur. Franchissant une eau plus profonde remplie de grandes herbes, nous gagnâmes une autre crique, où j’aperçus deux petits bateaux plats d’environ quatre mètres de longueur, faits du bois léger du fogo, et manœuvrés par deux hommes qui s’éloignèrent dès qu’ils nous aperçurent. C’étaient des Bouddouma ou Yedina, en quête de proie humaine. Des habitants d’un village voisin coupaient des roseaux pour réparer le toit de leur case, et comme ils ne pouvaient apercevoir l’ennemi, que