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des chevaux richement caparaçonnés. Je fus, du reste, frappé de l’étendue de la double ville, et du grand nombre de cavaliers somptueusement vêtus que je rencontrai sur ma route.

« Les esclaves du cheik me regardèrent, bouche béante, sans répondre à mes questions, jusqu’à ce que l’intendant, qui avait entendu parler de moi, me fît entrer chez le vizir. » Après avoir reçu un bon accueil de cet important personnage, Barth fut conduit à la résidence qui avait été préparée pour les membres de la mission, avant qu’on eût appris leur détresse. Si le voyageur avait subi à Kano tous les inconvénients de la pauvreté, ses embarras devenaient bien autrement sérieux, maintenant qu’il avait à répondre non-seulement de ses dettes, mais encore de toutes celles de l’expédition. « Plus de quinze cents dollars étaient dus par M. Richardson ; je n’en possédais pas un seul, je n’avais pas un burnous, pas un objet de valeur ; j’ignorais si le gouvernement britannique m’autoriserait à poursuivre notre voyage, et l’on m’avait annoncé que le cheik attendait mes présents. »

Néanmoins, à force d’activité et d’énergie, s’étant fait rendre tout ce qui avait appartenu à M. Richardson, excepté la montre que le cheik avait prise, l’intrépide voyageur contracta un emprunt au taux de soixante pour cent, remboursable à Mourzouk, fit taire ses créanciers, paya les serviteurs du défunt ; puis l’honorabilité de l’expédition à couvert, il s’occupa avec plus de ferveur que jamais de recueillir les renseignements qui lui étaient fournis, et dont il était en mesure de faire une ample récolte[1]. « Parmi les visiteurs que je mettais à contribution et que je questionnais avec fruit, dit-il, se trouvait un vieux courtisan de la dynastie déchue, qui, à force d’intrigue, avait sauvé sa tête ; fripon émérite, auquel on imputait des vices totalement inconnus dans ces contrées, mais qui possédait à merveille l’histoire des anciens rois, et parlait le kanouri avec une élégance que je n’ai retrouvée chez personne. Profond politique, il avait marié l’une de ses filles au vizir, l’autre au compétiteur de celui-ci, et n’en fut pas moins étranglé avec son gendre, en 1853, pour de vieux péchés, il est vrai, dont il était seul responsable. J’avais encore pour instituteurs les étrangers, les pèlerins, et quelques indigènes restés fidèles aux croyances de leurs pères.

« Mais les plus intéressantes de toutes mes relations furent celles que j’eus avec le vizir. D’une intelligence supérieure, d’un esprit cultivé, El-Haj-Beshir, depuis son voyage à la Mecque, envisageait le monde sous un nouveau jour, et le cheik n’avait pu mieux faire que de le choisir pour premier, ou plutôt pour seul ministre du royaume. Malheureusement il était avide de richesses, qu’il aimait pour elles-mêmes, et plus encore pour l’entretien de ses quatre cents femmes. C’était, disait-il, au point de vue de la science qu’il avait rassemblé ces dernières. Un auditeur crédule aurait pu croire qu’il envisageait son harem comme une collection de médailles, d’un intérêt particulier sans aucun doute, mais destiné à graver dans sa mémoire les différents types de la race humaine. Si par hasard, en causant, je venais à parler d’une tribu dont il ignorait le nom, El-Beshir donnait immédiatement des ordres pour qu’on lui trouvât un échantillon féminin de l’espèce qui lui manquait. Un jour, comme nous regardions ensemble l’une de mes gravures, représentant une Circassienne, il me dit avec une satisfaction non déguisée qu’il possédait un spécimen vivant de cette belle race ; et quand, au mépris de l’étiquette musulmane, je lui demandai si elle était aussi jolie que celle du livre, il ne me répondit que par un sourire, pardonnant et punissant à la fois l’indiscrétion que j’avais commise. Il semblait porter à chacune d’elles un intérêt sincère, et je me souviens de la douleur que lui causa la perte d’une de ses femmes, décédée pendant mon séjour à Kouka. Pauvre El-Beshir ! il fut mis à mort en 1853, laissant après lui soixante-treize fils vivants ; nous ne comptons pas les filles, et ne parlons pas des enfants morts en bas âge, et dont le nombre est considérable dans les harems. »

La capitale du Bornou est composée de deux villes, entourées de murailles distinctes : l’une, habitée par les gens riches, est bien construite et renferme de vastes demeures ; l’autre est formée de ruelles étroites, où s’entassent de petites maisons. Un espace de huit cents mètres, qui sépare les deux cités, est traversé, dans toute sa longueur, par une grande artère faisant communiquer entre elles les deux parties de la ville. Cet endroit, très-populeux, offre à l’œil un mélange intéressant de grands édifices et de cases au toit de chaume, d’épaisses murailles en terre et de palissades de roseaux, variant, suivant leur âge, depuis le jaune éclatant jusqu’au noir le plus foncé.

Dans la banlieue, de petits villages, des hameaux, des fermes détachées, entourées de murs. Une foire se tient chaque lundi, entre deux de ces bourgades, où l’habitant des provinces de l’est apporte, à dos de bœuf ou de chameau, son beurre et ses grains, surmontés de sa femme qui est perchée sur les sacs ; où l’Yédina, ce pirate du Tchad, qui attire les regards par ses traits délicats et sa souplesse, vient avec du poisson séché, de la viande d’hippopotame et des fouets du cuir de cet amphibie.

« Les denrées sont abondantes ; mais quel tourment et quelle fatigue pour faire ses provisions de la semaine ! Pas de numéraire : la bande de coton qui servait autrefois de monnaie a été remplacée par des cauris[2], dont mon ami El-Beshir fait hausser ou tomber le cours au gré de son humeur spéculative, et d’après les besoins de sa collection gymnologique. Le petit fermier ne con-

  1. Par ces mots, Henry Barth comprend les différentes routes suivies par les caravanes, et dont il donne l’itinéraire, la topographie des lieux dont il dresse la carte, l’histoire du pays dont il fait la chronique, enfin l’étude comparée des divers langages dont il rapporte le vocabulaire.
  2. Cyprea moneta, coquillage blanc, qui sert de monnaie courante au Bengale et dans tout le centre de l’Afrique ; il en fallait deux mille cinq cents pour valoir cinq francs, pendant que le docteur se trouvait à Kano ; il est facile d’imaginer l’embarras causé par une monnaie aussi encombrante, et la patience qu’il faut avoir pour régler un compte, lorsque la somme s’élève à quelques centaines de francs.