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à la disposition des maîtres et des étudiants. De grands arbres projettent leur ombre sur l’arcade de la porte et sur les amoncellements de pêches, d’abricots, de melons, de pastèques et les monceaux de glace qui remplissent ce vestibule ouvert. De là on pénètre dans un grand jardin carré, formé de quatre massifs où dominent d’immenses platanes entourés de rosiers et de jasmins non moins énormes dans leur espèce. À l’extrémité des allées se présentent trois portes colossales qui donnent accès dans de vastes salles couvertes d’un dôme. Elles sont flanquées chacune de deux petits minarets terminés aussi en dôme, et le tout est revêtu d’émail bleu, brodé d’inscriptions kufiques et d’arabesques noires, blanches et jaunes. Pour se faire quelque idée de ses portes, il faut savoir que leur hauteur égale celle de nos plus hauts portails. Les quatre angles qui les réunissent sont formés de quatre corps de logis également revêtus d’émaux, mais beaucoup plus bas que les portes, et percés, comme des ruches d’une infinité de cellules. C’était là que, sans rétribution aucune, on logeait les étudiauts accourus de toutes les parties du monde musulman pour entendre les savants professeurs ; et une fois par semaine, la fondatrice venait, accompagnée de ses femmes, prendre le linge des habitants du collége et en apporter d’autre. Elle avait soin aussi de se faire rendre compte de tous les besoins de ses hôtes, voulant expressément qu’aucun souci, aucun ennui ne pût les distraire du but qu’ils avaient assigné à leur vie ; et elle s’était donné pour tâche de leur en faciliter la poursuite autant qu’il était en elle. On ne peut s’imaginer, sans l’avoir vu, quel bijou est ce collége de la Mère du roi (voy. p. 24). C’est un vase d’émail, c’est un joyau au milieu des fleurs. Je comprends à merveille qu’on puisse s’y livrer avec passion à la vie contemplative ; mais c’est bien le plus mauvais endroit du monde pour se convaincre que les biens terrestres ne sont rien ; on dirait qu’il a été bâti pour prouver le contraire. Dans tous les cas, c’étaient et ce sont encore d’heureux savants que ceux dont l’existence s’écoule dans cet aimable séjour. Comme je l’ai dit en commençant, ce collége est en son entier, il n’y manque pas une brique ; et quand on songe que tous les monuments d’Ispahan ont été un jour dans cet état parfait, on est comme ébloui d’une telle idée.

Il ne faut cependant pas s’imaginer qu’il y ait jamais eu un moment où cette grande capitale ne renfermât pas de ruines. Ce n’est pas une chose possible en Asie. Dans les contes qui nous parlent de Bagdad au temps des khalifes abbassides, à l’époque d’Haroun Arraschyd lui-même, il est question de quartiers ruinés, compris dans les limites d’une cité qui n’avait pas alors d’égale dans le monde musulman ni chrétien, à l’exception de Constantinople et d’Alexandrie. Shah-Abbas le Grand lui-même, si jaloux de la beauté de sa grande ville et qui l’embellit de tant de merveilles, s’il fut un infatigable constructeur de palais, de caravansérails, de mosquées et de colléges, se soucia peu de relever les édifices de ses prédécesseurs. Seulement il est clair que, de son temps, les monuments debout dépassaient en nombre ceux qui se dégradaient, et que les maisons en construction ou nouvellement construites l’emportaient sur celles qu’on laissait s’écrouler.

Il ne faut pas non plus se plaindre trop amèrement des ruines, quand toutefois elles sont contenues dans de certaines limites. Leur présence fait partie nécessaire de la physionomie d’une cité persane, et je n’ai pas, au point de vue du goût, un culte si passionné pour la régularité, la symétrie et la belle ordonnance, pour les alignements corrects, les trottoirs bien raccordés et les coins de rue irréprochables, que je sois en droit de pousser des soupirs bien profonds à la vue de quelques bâtiments écroulés.

La mosquée du roi est grande et noble. Son dôme d’émail bleu travaillé d’arabesques jaunes à grands ramages est d’une rare magnificence. Cependant le voisinage de la place ou meydan lui fait du tort. Ce grand quadrilatère est si étendu, que tous les monuments qui le bordent, et la mosquée du roi comme les autres, semblent petits. C’est là que se donnaient, sous les Séfevys, et que se donnent encore aujourd’hui, mais avec beaucoup moins de splendeur, les fêtes publiques. Les rois, comme Shah-Abbas, assistaient aux solennités du haut d’une porte immense, appelée Aly-Kapy. C’est un belvédère de dimensions colossales, où pouvaient tenir toute la cour, les grands officiers, les grands moullahs, les envoyés étrangers, les chefs des tribus nomades.

De cette vaste tribune on découvre non-seulement la cité, mais toute la campagne aux environs. C’est d’un aspect grandiose. Rien ne m’étonna autant, parmi les tableaux et les objets variés qui s’étendaient de toutes parts, que de voir, autour du dôme de la mosquée royale, certains grands échafaudages qui y avaient été attachés. L’explication qu’on m’en fit acheva de me confondre. Le roi a ordonné, il y a plusieurs années, de réparer cette mosquée et de lui rendre sa magnificence première. C’était la seule fois où l’on eût parlé de restaurer des monuments, et c’est une pensée qui fait d’autant plus d’honneur au roi, qu’elle est tout à fait nouvelle dans son pays. Mais malheureusement l’exécution rentrait un peu trop dans les habitudes nationales. Les mandataires royaux avaient bien fait élever des échafaudages, mais on ne travaillait pas ; seulement on touchait régulièrement les sommes allouées. Probablement on les touche encore et on les touchera longtemps après que la mosquée n’existera plus.

Les palais d’Ispahan ont été décrits trop de fois pour que j’y revienne. Je remarquerais seulement que le Tchéhèl-Soutoun, ou les Quarante-Colonnes, un des plus anciens et des plus splendides, est doublement intéressant comme offrant les exemples les plus frappants de l’appropriation du goût chinois à l’ornementation persane, et contenant les peintures les plus remarquables qu’on puisse voir en Perse (voy. p. 25). Sur le premier point, il y a beaucoup d’intérêt pour l’histoire de l’art à observer comment les artistes des Séfévys s’y sont pris pour associer des motifs d’architecture et un certain style d’arabesques empruntés au palais de Nanking, avec ce que la haute antiquité leur avait traditionnellement livré de sujets assyriens et perses. L’effet est extrêmement riche