Page:Le Tour du monde - 02.djvu/198

Cette page a été validée par deux contributeurs.

« Mais des nouvelles alarmantes ne me permettent pas de réaliser ce désir ; on nous annonce qu’une expédition est projetée contre nous par Sidi-Jalef-Sakertaf, puissant chef qui a réduit en servitude un grand nombre d’Imghad établis dans le voisinage. C’est l’éternelle question du tribut qu’au nom du droit des plus forts les Touaregs prélèvent sur les caravanes qui traversent le désert. On s’arrange, et pleins d’ardeur, nous suivons une issue méridionale de la vallée, dont les flancs s’abaissent peu à peu. Le granite, apparaissant d’abord sous forme d’arêtes peu saillantes, finit par occuper tout le district ; notre chemin suit des défilés tortueux ; on traverse de petites plaines encaissées par des blocs de granite, généralement nues et quelquefois ornées de mimosas qui croissent entre les rochers.

« Nous arrivons au mont Tiska, d’une hauteur d’environ deux cents mètres, environné de cônes moins élevés et qui marque la fin des sillons rocailleux. Le sol est alors uni, bien qu’il monte graduellement, et la plaine se déroule à perte de vue, sans que rien n’en interrompe l’aride monotonie. Le lendemain nous partons de bonne heure pour atteindre la région des collines de sable, que nous apercevons à une distance de cinq ou six milles, et qui promet un peu d’herbe à nos chameaux affamés.

« Deux jours après nous atteignions le puits d’Afalesselez : pas d’ombre ; quelques buissons de tamarix rabougris sur des monticules de douze à quinze mètres d’élévation et couverts de sable ; le terrain est souillé d’excréments de chameaux et de bien d’autres vilenies, car ce lieu désolé est, pour les caravanes, de la plus grande importance, en raison de l’eau qu’on y trouve et qui est potable, malgré ses vingt-cinq degrés de chaleur.

« Du sable, des cailloux, de petites crêtes de grès quartzeux, le granite se mêlant au grès rouge ou blanc, quelques mimosas à un intervalle d’un ou deux jours de marche, des pointes aiguës, brisant la ligne des grès, des vallées arides, tel est le pays que nous traversons. Il est néanmoins habité par de grands troupeaux de bubales, qui, poursuivis par nos hommes, gravissent les rochers plus facilement que nos chasseurs, et disparaissent bientôt. L’ovis tragélaphe est également très-commun dans les parties montagneuses du désert, et s’y rencontre souvent en compagnie du bubale.

« Le 16 août nous descendions une crête rocheuse couverte de gravier, d’épais nuages avaient crevé sur nous, des tourbillons de sable, chassés par un vent qui fouettait la pluie avec rage, avaient mis la confusion dans nos rangs, lorsque les esclaves de la caravane qui nous accompagnait saluèrent avec orgueil le mont Asben. Le grès et l’ardoise avaient peu à peu remplacé le granite, et cet endroit formait une ligne de démarcation entre deux zones différentes.

« Depuis lors, nous avions fait trois journées de marche, et nous suivions les détours d’une vallée remplie d’herbe nouvelle ; quatre hommes, puis une troupe d’individus légèrement armés, apparurent tout à coup sur une éminence et vinrent à notre rencontre. J’étais le premier de la caravane, je mis pied à terre, et me dirigeai vers la bande, attentif à la scène que j’avais sous les yeux. Quelle ne fut pas ma surprise en voyant deux des quatre individus, qui s’étaient montrés d’abord, exécuter avec nos Kélouis une danse guerrière, que les autres regardaient tranquillement. J’approchai ; les danseurs se précipitèrent vers moi, et, saisissant la corde de mon chameau que je tenais à la main, réclamèrent le payement d’un tribut. Le doigt sur la gâchette de mon fusil, j’appris à temps le motif de leur façon d’agir. L’endroit où ils étaient, quand nous les aperçûmes, joue un rôle important dans l’histoire du pays où nous venions d’entrer. Lorsque les Kélouis, alors de pur sang berbère, prirent possession de la patrie des Goberaoua, il fut convenu, dans ce lieu, entre les rouges conquérants et les noirs indigènes, que ceux-ci auraient la vie sauve, et que le principal chef des Kélouis ne pourrait se marier qu’avec une femme de la race vaincue. En souvenir de cette transaction, lorsque passe une caravane à la place où s’est tenue la conférence, les esclaves se réjouissent et prélèvent sur leurs maîtres un faible tribut qui leur est accordé.

« Cet incident aurait été pour nous plein d’intérêt, sans l’inquiétude qui assiégeait notre esprit ; la surveille, trois inconnus s’étaient approchés de notre caravane, disant qu’ils n’attendaient, pour nous tuer, que les compagnons qui devaient les rejoindre. Que ne nous a pas fait souffrir cette gente rapace qui habite la frontière de l’Asben, et dont les impôts forcés, en réduisant nos ressources, devaient nous causer plus tard une série de tribulations qui faillirent compromettre le succès de l’entreprise ? »

Enfin, après dix jours de pillage et de menaces, de lutte avec ces audacieux bandits et l’insatiable engeance des marabouts convertisseurs, avec l’inondation causée par une pluie diluvienne, à cette latitude où les savants ont déclaré qu’il ne doit pas pleuvoir, nos voyageurs virent apparaître l’escorte envoyée par le chef An-nour, pour les conduire à Tin-Tellust. La réception du vieux chef fut loin d’être hospitalière, mais du moins elle ne manqua ni de franchise ni de loyauté.

« Je ne lui pardonne pas, dit Henri Barth, d’avoir poussé l’avarice jusqu’à ne pas m’offrir à boire lorsque je le visitai par une chaleur affreuse, mais je ne peux m’empêcher de l’estimer comme homme d’État, et de rendre justice à la droiture et à la fermeté de son esprit. Enfin je n’eus qu’à me louer de sa conduite, lorsqu’il fut décidé que je partirais pour Agadez, où réside le chef suprême du pays. »

L’Asben ou l’Ahir[1] peut être appelé la Suisse du désert, et la route que suivit Barth, pour se rendre à Agadez, traverse une région extrêmement pittoresque ; à chaque instant la montagne se déchire et laisse voir des

  1. L’Asben, immense oasis, était autrefois le pays des Goberaoua, la plus noble partie des noirs du Haoussa, qui paraissent avoir eu, dans l’origine, quelque parenté avec les races du nord de l’Afrique. La domination berbère s’était déjà implantée au quatorzième siècle dans plusieurs de ses villes. Léon l’Africain dit positivement que l’Asben était, lors de son voyage, occupé par les Touaregs ; ce sont eux qui ont baptisé la province du nom d’Ahir. Nous avons vu que les vainqueurs épousèrent les femmes indigènes, ce qui fondit la gravité des Berbères avec la joyeuse insouciance du nègre, et modifia le type originel des deux peuples.