Page:Le Tour du monde - 02.djvu/183

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

min ! Jamais je ne l’oublierai ; en partant au point du jour, et ne nous arrêtant qu’à la nuit, nous faisions tant bien que mal nos quinze kilomètres. Mme  de Sévigné, mettant vingt journées, au temps du grand roi, pour se rendre de Paris à Grignan, allait d’un meilleur train. Nous arrivâmes le dimanche à Picton, que la pluie continuelle avait mis dans un état de désordre impossible et décrire. C’était un chaos de voitures embourbées, de chariots dans la vase jusqu’à l’essieu, d’hommes démoralisés déclarant qu’ils ne voulaient pas aller plus loin, offrant à tout passant et à tout prix leurs chevaux, leurs voitures et tout leur matériel. On se riait de notre prétention de pousser en avant ; mais nous avions pris la vieille devise des Douglas : « Jamais en arrière ; » et nous avancions…, non sans grande peine, il faut bien l’avouer. Nous traversâmes le Bargo, moitié flottant, moitié roulant ; et bien nous fîmes, car les prudents qui nous blâmaient, la pluie venant de plus belle, eurent huit jours devant eux pour prendre toutes leurs précautions avant de pouvoir guéer la rivière. La malle arrive trop tard pour suivre notre exemple, et, brandissant nos fouets, en signe de triomphe railleur, nous partons pour Benima, où nous arrivons le mercredi au soir ; nouveau contre-temps, du magnifique pont de pierre de cette place il ne reste aucun vestige ! Que faire ? Il y a bien un petit bateau de passage ; un canotier hardi nous promet de nous passer avec notre bagage ; mais les chevaux, mais notre charrette ? On fera passer les animaux à la nage ; et on traînera la machine à la remorque. Celle-ci fut assez docile, grâce à une ou deux barriques vides ; mais il n’en fut pas de même des quadrupèdes rétifs, et ce ne fut pas sans efforts qu’on les décida à se lancer dans les eaux écumantes. Pendant ce temps, les bourgeois de la localité nous regardaient d’un air narquois et raillaient les chercheurs d’or. Nous passons à leur nez et à leur barbe. Nous arrivons à Goulburn le vendredi, par des chemins affreux, si tant est que cela puisse s’appeler des chemins. Après une halte de deux heures dans ce chef-lieu du comté d’Argyle, nous nous remettons en marche pour Queanbeyan que nous atteignons le dimanche. Là je laisse mes compagnons et la charrette et en me dirigeant sur une ligne d’arbres encochés, j’arrive en deux jours aux mines. J’eus une semaine tout entière à donner à l’examen des mineurs et de leurs travaux avant l’arrivée des bagages, qui mirent neuf jours à venir de Queanbeyan. Rude besogne, par ma foi, pour leurs conducteurs ! Il leur fallut décharger plusieurs fois le wagon, faire passer les colis à force de bras par-dessus des troncs d’arbres, puis la charrette ; plus d’une fois ils furent sur le point de tout abandonner, bagage et wagon.

Dans mon exploration, pendant mes huit jours de solitude, je vis des mineurs travaillant au bord de la rivière sur une étendue de douze kilomètres environ, les uns heureux, remplissant leur pinte de poudre d’or par jour, les autres, et comme toujours c’est le plus grand nombre, ne faisant rien, bien qu’au milieu des placers les plus riches.

J’allai aussi visiter la ville de Kiandra, qui est située à environ deux kilomètres des plus beaux claims. Elle ne possède qu’un seul hôtel ; il est tenu par un Yankee entreprenant qui se vante de pouvoir loger cent personnes. En y arrivant, je pus remarquer une vingtaine d’hommes qui, se précipitant sur un individu, lui coupèrent les cheveux, lui attachèrent les mains derrière le dos, et lui placardèrent sur les épaules un écriteau de voleur. La bande augmenta en un clin d’œil et deux cents personnes au moins furent à l’œuvre avant la fin de l’opération. Qui avec des courroies ou des étrivières, qui avec des sangles ou des ceintures, tous s’en donnaient à cœur joie sur les épaules du drôle. Je n’ai jamais entendu huer quelqu’un de la sorte ; enfin quelques âmes charitables s’interposèrent, et le malheureux, étrillé de façon à s’en ressouvenir, put s’échapper.

Le dimanche qui, même dans les placers, devrait être un jour de repos, est ici le pire de toute la semaine : combats de chiens, boxes, querelles, jeu, ivresse, débauche de la plus honteuse espèce, tout est réservé pour le jour du Seigneur. Pendant tout le mois que je restai aux placers, je ne vis pas une seule fois célébrer le dimanche. Il faut reconnaître cependant que la nuit qui le suit et celle qui le précède sont les plus calmes de toute la semaine ; on n’y entend pas surtout ces lamentables violons et autres instruments criards que la vieille Europe s’acharne à importer avec elle partout où elle va dresser son foyer ou sa tente !

Le district aurifère, l’Eldorado de la Nouvelle-Galles, s’étend sur les comtés de Murray, de Beresford, de Wallace et de Wellesley. Il forme une ligne onduleuse le long du thalweg des hautes vallées du Morrumbidge et de la Snowy, creusées l’une et l’autre entre les Alpes australiennes à l’ouest, la chaîne côtière de la Nouvelle-Galles à l’orient, et descendant, la première au nord et vers l’intérieur du continent, la seconde au sud et vers le détroit de Bass. Au point de partage des eaux de ces vallées, je n’étais qu’à trois ou quatre jours de marche de la ville d’Eden et de Twofold-Bay, où j’étais sûr de trouver un prompt passage pour Sydney. Mais les aventureux habitants de Kiandra me parlèrent d’une route récemment frayée par quelques-uns d’entre eux dans la double direction de Melbourne et d’Adélaïde. Contournant par le nord-ouest la base des Alpes australiennes, elle aboutit à Albury sur le fleuve Murray, parcouru à cette époque de l’année par des bateaux à vapeur. Il y avait là une occasion tentante de voir les plaines de l’ouest, d’étudier les progrès de la colonisation le long des plus grands cours d’eau du continent australien et de vérifier les merveilles de cette Australie du sud, objet de tant de récits et de tant de jalousie de la part des vieux colons de Sydney… ; j’y cédai.


Les Alpes australiennes. — Le bassin du Murray. — Ce qui reste des anciens maîtres du sol.

Pendant que mon wagon, mes bagages et la plupart de mes gens filaient vers Twofold-Bay, je leur tournai le dos en ne prenant avec moi que deux hommes, trois che-