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grâce, puis, continuant sa route, arriva jusqu’à nous. Il y avait devant nous un état-major nombreux d’employés militaires et civils, beaucoup d’artilleurs, beaucoup de ghoulams (cavaliers d’escorte), bref, toute une cavalerie qui s’étendait à perte de vue sur deux ou trois lignes, et formait véritablement un spectacle d’une variété et d’une richesse merveilleuses.

Tchéragh-Aly-Khan est un fort bel homme, d’une figure intelligente et distinguée, et de la plus noble politesse. Après avoir rendu ses devoirs au ministre, il commença la conversation avec aisance et facilité, ce qui ne l’empêchait pas, tout le long du chemin, de voir ce qui se passait, et de donner de temps en temps des ordres qui s’exécutaient immédiatement sans cris et sans trouble. Par son origine, il appartient à une tribu nomade des environs de Kermanschah, et comme cette tribu est ancienne, il est bien né. Mais la fortune ne l’avait pas traité d’abord aussi bien que la naissance, de sorte qu’il se trouva lancé dans la vie avec beaucoup d’intelligence, d’esprit, d’ambition, et pas un sou. Il prit le parti que prennent tous ses compatriotes dans d’aussi graves conjonctures, il quitta son pays pour voyager, et devint domestique. Sa bonne étoile le fit entrer en cette qualité au service de Mirza-Taghy-Khan, alors membre persan de la commission de délimitation des frontières turco-persanes. Il remplit auprès de ce personnage les fonctions de sa charge, qui consistaient principalement à tenir le kalian (pipe d’eau) ; mais il trouva moyen de se faire connaître comme valant mieux que son emploi, et rendit des services qui appelèrent sur lui l’attention de son maître. Quand celui-ci devint premier ministre à l’avénement du roi actuel, Tchéragh-Aly-Khan fut élevé à une charge publique, et s’en acquitta avec beaucoup de distinction. Après la chute de son protecteur, il resta au service du roi, et nous le trouvions gouverneur d’Ispahan, c’est-à-dire à la tête d’une des plus grandes provinces de l’empire.

Tout en marchant de la sorte en grande ordonnance, nous sortîmes de la montagne et nous aperçûmes la ville au fond d’un amphithéâtre ouvert du côté du nord et de l’est, mais entouré de hautes montagnes vers l’ouest et le sud : ce premier coup d’œil est très-beau. Ispahan se présente environné de jardins et tout rempli de bouquets d’arbres que dominent les dômes d’un assez grand nombre de monuments. Mais au lieu de regarder en l’air, nous eûmes bientôt assez à faire de regarder à nos pieds. La foule devenait énorme ; toute la population était sortie à notre rencontre ; elle avait infiniment meilleure mine, et paraissait beaucoup moins frondeuse et moins triste qu’à Schyraz. Nous marchions dans des chemins abominables, ou plutôt dans un réseau de sentiers, les uns bas, les autres élevés, tous défoncés. Un lièvre partit dans nos jambes, à la grande satisfaction des gens du peuple et des ghoulams, dont plusieurs, malgré la gravité de la circonstance, ne résistèrent pas à la tentation, et coururent après.

Puis, nous franchîmes la porte, et là nous nous trouvâmes dans les champs cultivés, car cette porte s’ouvre sur un quartier qui n’existe plus que par ses ruines, au milieu desquelles poussent maintenant des légumes et des fruits. Nous arrivâmes au Zend-è-Roud, fleuve fameux où il y a, je crois, un peu plus d’eau l’été que dans le Manzanarès, mais guère davantage. Seulement il a la gloire de déborder en hiver et de se permettre quelquefois d’assez grands dégâts. Nous le passâmes sur un pont d’une architecture curieuse, et pas en trop mauvais état (voy. p. 21), puis nous entrâmes dans une longue avenue de platanes, avenue célèbre qui conduit au Tchéhar-Bâgh, et c’est dans cette réunion de palais que nous mîmes pied à terre. Nous étions logés dans un des plus beaux et des plus commodes, l’Imarèt-è-Sadr.

Ispahan est sans doute assez délabré. De six à sept cent mille habitants qu’il avait au dix-septième siècle, il n’en compte maintenant, dit-on, que cinquante à soixante mille ; partant, les ruines y abondent, et des quartiers tout entiers ne montrent que des maisons et des bazars écroulés, où à peine quelques chiens errants se promènent. Tout a frappé cette ville depuis l’époque qui a mis fin à sa splendeur. Être prise d’assaut par une armée afghane est assurément une calamité au premier chef, et traverser toutes les phases de l’anarchie et de la guerre civile est peu propre à rien réparer. Malgré de telles destinées, Ispahan est encore une merveille. Cette réunion de palais, qu’on nomme le Tchéhar-Bâgh, et où nous étions logés, est probablement un lieu unique dans le monde ; il n’est que la Chine dont les résidences impériales, avec leurs vastes jardins et leurs constructions multipliées, doivent peut-être beaucoup y ressembler. Je ne fais pas cette comparaison au hasard. Le style des plus anciens monuments d’Ispahan, l’ornementation, les peintures, portent le cachet évident du goût chinois, et rappellent les relations étroites que la conquête mongole et ensuite le commerce avaient créées entre les deux empires. Les longues avenues de platanes que décrit Chardin ont beaucoup souffert certainement, mais ce qui en reste porte témoignage de la beauté parfaite de ce qui a disparu. Le Tchéhar-Bâgh en contient encore de belles rangées qui sont comme un boulevard magnifique bordé de monuments dignes des arbres, et interrompues de distance en distance par de grands bassins d’eau formant autant de ronds-points. Le milieu des avenues est dallé, et, suivant l’usage des jardins persans, s’élève d’un pied environ au-dessus du sol, couvert de grandes herbes et de rares fleurs. Où l’on aperçoit bien que cette magnificence n’est plus que l’ombre du passé, c’est d’abord dans la solitude profonde de ces avenues que la population actuelle a désertées, et que d’ailleurs elle ne suffirait pas à remplir. Puis les eaux sont stagnantes dans les bassins où jadis elles couraient vives et fraîches ; enfin, au lieu des jardins qui longeaient des deux côtés la chaussée principale et la séparaient des deux petites chaussées établies le long des bâtiments, on ne voit presque plus que des herbes, comme je l’ai dit, poussant désordonnées, et laissant encore apparaître çà et là quelques têtes de vieux

    taires de la mission, d’un attaché, de deux drogmans, d’un peintre, d’une femme de chambre tourangelle, de cinq domestiques. »