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sans réfléchir que l’animal dépisté pouvait être un ours ou quelque autre bête féroce, je m’élançai à sa poursuite avec le plus jeune de mes cosaques et un des guides. Armés d’un couteau et d’un fusil, dont nous examinâmes la charge et l’amorce, nous suivîmes la trace du chien jusqu’au sommet du Djougdjour. Là nous découvrîmes un mouton sauvage[1] sur la saillie d’un rocher à pic, saillie qui n’était pas plus large qu’un lit. Ayant trouvé une anfractuosité boisée, nous nous glissâmes d’arbre en arbre jusqu’à une centaine de pas de l’animal, et nous fîmes feu tous à la fois. Nous l’avions tué. S’il eût été possible, nous aurions suspendu l’un de nous à un long câble et nous l’aurions descendu vers le gibier, après lui avoir mis une corde en main : il aurait attaché l’une des extrémités aux cornes du mouton et aurait pris l’autre entre ses dents, après quoi nous l’aurions hissé en haut. Mais l’animal, en expirant, tomba sur le côté, glissa de dessus la pierre et roula dans un abîme incommensurable. Le bruit occasionné par le choc de ses cornes contre les parois du rocher fut bruyamment répété par l’écho. Laissant à chaque angle de pierre un lambeau de sa chair, il fut anéanti avant d’arriver au fond du précipice. Ce fut un bonheur pour nous que la chasse finît de cette façon ; car si le gibier fût resté sur place, l’un de nous eût peut-être fait une semblable chute en l’allant chercher.

Argali, mouton sauvage. — Dessin de Victor Adam d’après Pallas.

À notre retour, je fus spectateur d’une chasse dont je n’avais pas idée. Nos limiers, qui étaient en avant, poursuivirent des oiseaux qui allèrent se percher sur les branches d’un bouleau peu élevé. Aussitôt j’armai mon fusil et j’allais faire leu, lorsque mon guide m’arrêta en me disant qu’il était inutile de perdre la poudre et le plomb, que nous prendrions bien ces oiseaux avec la main. Ayant coupé une longue baguette qu’il dépouilla de ses scions, il attacha à l’une de ses extrémités un lacet de cheveux qu’il présenta avec précaution à l’oiseau perché sur la branche la plus basse, et lorsque le sot animal tendit la tête pour examiner l’objet de plus près, notre homme le prit dans le nœud coulant et le tira à lui. Après lui avoir tordu le cou, il prit successivement tous les autres de la même façon. Cet oiseau, que les Yakoutes appellent karaky et les Russes dikouta, est plus gros que la poule de coudrier et plus petit que la gelinotte de bois bariolée à laquelle il ressemble pour le plumage et pour le goût de sa chair. Il est passablement épais et il a le cou assez court. Je n’ai jamais trouvé d’oiseaux de ce genre que sur la route d’Oudskoï, encore ne l’y voit-on que rarement. Il est vraisemblable que les oiseaux et les quadrupèdes, connaissant sa stupidité, lui font la chasse et détruisent l’espèce.

Depuis le jour que nous avions quitté le Djougdjour jusqu’à celui de notre arrivée à Oudskoï, nous prîmes

  1. L’argali ou mouton sauvage (ovis fera Siberica de Pallas) est à peu près de la taille du daim ; son corps est partout couvert d’un poil court, qui, gris fauve en hiver, devient roussâtre en été. Il a sur le dos une raie jaune roussâtre qui ne change pas de couleur, comme le reste du pelage. Les cornes du mâle sont grosses, longues et recourbées. « C’était tout ce que je pouvais faire que d’en soulever une paire d’une seule main, » dit le frère Rubruquis, qui, le premier des voyageurs européens, a mentionné cet animal qu’il appelle artak. Les cornes de la femelle sont minces, à peu près droites, et assez semblables à celles de nos chèvres domestiques.

    À la différence du renne, l’argali habite en hiver les régions montagneuses et en été les plaines et les vallées ; cette singularité s’explique par ce fait, que le vent balaye la neige sur les sommets élevés et la pousse dans les basses régions qui en sont entièrement couvertes. Doué d’une grande agilité, il saute de pour brouter les lichens, le gazon peu abondant, les jeunes pousses des arbustes. La femelle porte deux fois l’an, au printemps et en automne, et souvent elle donne naissance à deux petits à la fois ; quand elle a mis bas, elle reste seule avec ses agneaux. La chair et surtout la graisse de l’argali sont très-recherchées des chasseurs sibériens. C’est à Gmelin et à Pallas que l’on doit presque tout ce que l’on sait de cet animal.