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nous lui eûmes demandé le sujet de sa douleur, il nous fit le récit suivant :

« Hier, en me rendant au bois, je rencontrai quelque part des vestiges de renne sauvage. Ravi de cette découverte, je retournai chez moi pour préparer mes armes et mes munitions. Après m’être reposé, je sortis avec mon chien, vers le milieu de la nuit, quand la neige qui était tombée pendant la journée fut devenue ferme. Arrivé à l’endroit ou j’avais découvert les traces de renne, j’attendis deux heures en fumant du tabac, et à la pointe du jour, dès que l’on put distinguer une piste, je lâchai mon chien et je le suivis sur mes patins. Je parcourus ainsi l’espace de plus d’un kœs, franchissant fleuves et montagnes. Les rennes, meurtris aux pattes, commençaient à laisser des traînées de sang sur la glace ; leur fuite se ralentissait sensiblement ; les sauts de mon chien étaient moins espacés, et je finis par entendre ses aboiements ; il était clair que j’approchais du gibier. Mais tout d’un coup le limier poussa un cri d’agonie ; je frémis, comme si mon cœur se fût entr’ouvert, je redoublai de vitesse, et à la distance d’environ deux portées de fusil, je vis par terre deux lambeaux de chair, noirs et sanglants. Au moment où le chien avait atteint le troupeau de rennes, il les avait poussés dans un ruisseau et s’était mis à courir tout autour pour les empêcher d’échapper. Mais pendant qu’il était ainsi occupé, des loups affamés étaient descendus de la montagne, l’avaient saisi par la tête et la queue et l’avaient mis en pièces. Sur ces entrefaites les rennes s”étaient dispersés de côté et d’autres. Mon chien était vieux de sept neiges ; dès l’âge de six mois il allait à la chasse et pendant six ans il ne m’a pas laissé un seul jour souffrir la faim. L’élan, le renne sauvage, la zibeline et beaucoup d’autres animaux tombaient infailliblement sous mes coups, quand il avait une fois découvert leur piste. On me le rendrait au prix de cinq rennes de trait, que je ne le céderais pas pour dix. J’étais riche quand je l’avais, maintenant je suis le plus pauvre des hommes. Je ne sais si j’oserai reparaître devant ma famille ; ma femme et mes enfants l’attendent pour le caresser ; leurs lamentations me déchireront le cœur comme un couteau émoussé. »

Il n’était pas en ma faculté d’assister ce Tongouse ; je poussai donc plus loin, après l’avoir consolé, en lui représentant que le passé ne revient plus, et que rien n’est plus sûr que de mettre son espoir en Dieu.

En quittant les bords de l’Ægnæ, nous avions à gravir une montagne haute et escarpée pour regagner les rives de l’Outchour. Lorsque nous eûmes fait deux petits kœs, nous rencontrâmes une grande troupe de voyageurs ; ils nous informèrent que la neige était épaisse de treize empans sur la montagne et qu’en conséquence il était impossible d’en faire l’ascension. Arrivés à l’endroit difficile, nos gens, ayant chaussé leurs patins, prirent parmi les chevaux et les rennes de tous les voyageurs, dix bêtes de chaque espèce que l’on débarrassa de leur fardeau et que l’on conduisit sur la montagne pour s’y frayer un passage ; le lendemain matin nous exécutâmes notre pénible ascension, et nous arrivâmes le premier mai à la foire d’Outchour. J’y levai le yassak (tribut, en yakoute œlbugæ) et je remplis quelques autres missions dont j’avais été chargé par le gouvernement. Dès que nos chevaux, fatigués jusqu’à l’épuisement, eurent recouvré leurs forces, nous nous remîmes en route pour Oudskoï, le premier juin, emmenant avec nous dix rennes que nous avions achetés.

Le lieu de réunion, sur les rives de l’Outchour, est éloigné d’Oudskoï de cinquante kœs environ, qui en valent bien soixante-dix, vu la difficulté du trajet. Le voyageur ne fait que traverser des cours d’eau et gravir des montagnes. Quand il pleuvait, nous chassions nos bêtes dans les rivières pour les forcer à passer à la nage ; d’autres fois nous les traversions sur un radeau construit par nous. La contrée offre tantôt des champs de pierres aiguës, tantôt des marécages sans fond, qui ne sèchent jamais.

Quand un cheval s’abat dans cette bourbe, il ne peut plus se relever ; nos dix-sept chevaux étant tombés tous à la fois, les guides entrèrent dans la vase jusqu’à la ceinture, traînèrent les bagages à quelque distance, et les déposèrent l’un sur l’autre dans un lieu sec. Ensuite ils refirent les ballots qui s’étaient défaits en tombant, et rechargèrent les bêtes de somme. À peine celles-ci eurent-elles fait vingt pas, qu’elles firent une nouvelle chute, et qu’il fallut recommencer. Une fois je me mis moi-même dans la fange, et je soulevai au-dessus de l’eau les têtes de trois chevaux qui s’étaient abattus. Au même instant, un quatrième cheval qui était près de moi s’embourba tellement qu’il ne put se relever et fut suffoqué après avoir plongé deux ou trois fois sous l’eau. Nos fatigues furent encore accrues par l’ardeur du soleil, qui nous brûlait de ses rayons, et par les nuées de moucherons qui nous empêchaient de respirer. Il fallait boire et manger en compagnie de ces hôtes incommodes ; on n’avait pas plutôt servi quelque mets ou versé quelque liquide dans un vase, qu’ils s’y précipitaient et le remplissaient avant qu’on eût pu le porter à la bouche.

On doit dire à la louange des guides yakoutes qu’ils supportent, sans montrer la moindre mauvaise humeur, les peines qui les attendent à chaque pas, et cela pour un salaire très-faible, qui ne monte pas à la moitié de ce qu’il devrait être.

À cette occasion je dois faire une autre remarque. À la fin d’une de ces journées où il a souffert de la boue, de l’eau, de la chaleur, des cousins, des guêpes, des taons, et exécuté à la sueur de son front des travaux qui demandent une grande exertion de force, le guide veille au campement jusqu’à minuit, et, pendant que les chevaux se rafraîchissent, il s’occupe à réparer les harnais qui se sont brisés pendant la journée ou raccommoder ses vêtements. Ensuite il empige[1] les chevaux et les laisse pâturer à leur gré, les surveillant de demi-heure en demi-heure, de peur qu’ils ne s’accrochent à un arbre et ne deviennent la proie des bêtes car-

  1. Terme de palefrenier, qui signifie mettre des entraves aux pieds des chevaux.