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sur lesquels ils étendirent d’abord les housses de nos montures, ensuite des peaux d’ours. Pendant ce temps, nous prenions le repas du soir, et dès que nous eûmes fini, nous nous dépouillâmes en toute hâte de nos vêtements et nous nous mîmes au lit. Nos bottes, nos bas, nos gants étaient moites de sueur ; nos guides les enfoncèrent dans la neige afin qu’elle en absorbât l’humidité ; de cette façon ils séchèrent beaucoup mieux que s’ils eussent été étendus dans un appartement, près du feu. Nous nous endormîmes aussitôt que nous eûmes échauffé nos couches et nos couvertures. Le lendemain matin nous nous habillâmes en toute hâte, après nous être frottés de neige, en grelottant ; puis on prit du thé et on se remit en route. Nous voyageâmes de la sorte jusqu’à ce que la neige fondit.


Le froid. — La rivière Outchour. — L’Aldan. — Voyage dans la neige et dans la glace.

Je dois remarquer ici qu’une des plus grandes incommodités d’un voyage d’hiver, c’est de se déshabiller par un froid pénétrant pour se coucher ; mais ce qui est encore beaucoup plus pénible, c’est de se lever le matin, de se laver avec de la neige, et de remettre ses nombreux vêtements. Il faut avoir un rude tempérament, un corps de glace, pour endurer ces souffrances sans devenir malade.

Je ne bois d’aucune liqueur enivrante, et par conséquent j’ignore de quelle utilité elles peuvent être ; mais je suis convaincu que sans thé l’on ne pourrait résister à ces fatigues. Je ne parle pas ici des Yakoutes ni des Tongouses, parce que ces peuples nés et élevés dans les frimas peuvent voyager trois jours sans rien manger.

Après trois ou quatre journées de marche, nous atteignîmes la rive gauche du grand fleuve Aldan, vis-à-vis l’endroit où il reçoit la rivière Outchour. Nous fîmes halte dans une yourte (hutte) de Tongouse, ou nous apprîmes qu’il se trouvait sur notre chemin un espace de dix kœs couvert de six empans de neige, et qu’il était impossible de franchir cette étendue et de continuer le voyage. Cette nouvelle nous jeta dans une grande perplexité ; nos instructions ne nous permettaient pas de retourner sur nos pas, et pour éviter la neige, il aurait fallu faire un détour de vingt kœs, et faute de fourrage, remplacer nos chevaux par des rennes. Mais ces derniers n’auraient pu traîner que de légers fardeaux, et nous n’avions pas de magasins pour serrer le surplus de nos effets. En conséquence, nous résolûmes de remonter l’Outchour. Pendant les deux jours que nous passâmes dans la yourte, nous fîmes des raquettes ou patins à neige, et nous laissâmes sans fourrage les deux chevaux qui n’étaient pas chargés. Le troisième jour nous franchîmes l’Aldan, et à peine étions-nous dans le lit de la rivière gelée, que la profondeur de la neige ralentit la marche des chevaux.

Un des guides, qui avait mis ses patins, tirait par la bride les deux chevaux sans bagages. Ceux-ci se cabraient sur les pieds de derrière et en retombant brisaient la dure croûte de la neige. Nous suivions leur trace, avec toutes les autres montures attachées l’une derrière l’autre.

Nous fîmes à peine un demi-kœs en marchant depuis le matin jusqu’au soir, et il ne nous fallut pas moins de dix jours pour traverser l’étendue de neige qui se trouvait sur notre chemin ; nous ne fîmes à cheval qu’une petite partie de cette route, car on avait peine à se tenir en selle, à cause des violentes secousses que l’on recevait, et l’on éprouvait une fatigue insupportable. Baignés de sueur, comme nous étions, nous préférions chausser nos patins et glisser sur la neige.

La rivière Outchour coule entre des rochers à pic, au pied desquels se trouve çà et là une étroite lisière qui borde l’abîme. Il est impossible qu’un cheval chargé gravisse cette pente escarpée. Aussi, quand nous avions choisi notre station de nuit, étions-nous obligés de décharger nos bagages dans le lit du fleuve, et de tirer les chevaux hors du précipice, pour qu’ils pussent chercher en liberté l’herbe sous la neige ; ils ne pouvaient arriver jusqu’au gazon, et étaient réduits à brouter des rameaux de bouleau ou de saule.

À peine avions-nous passé les neiges, qu’un autre obstacle se présenta : resserrées dans leur lit de rocher par la glace épaisse de douze à treize empans, les eaux de l’Outchour l’avaient brisée et s’étaient répandues sur sa surface, jusqu’à la hauteur du genou d’un cheval ; dans d’autres endroits, elles s’étaient gelées et avaient formé un verglas sur lequel glissaient les chevaux non ferrés, et où les rennes même n’avaient pas le pied ferme. Pour que le chemin fût moins glissant, deux de nos hommes y faisaient des entailles avec des coignées et des couteaux, ou bien y répandaient de la terre sèche ou du sable dont ils avaient fait provision. Dans un endroit ou l’on avait négligé de prendre ces précautions, nos seize chevaux s’abattirent, et dans leur chute les ballots se détachèrent et se défirent. Il fallut perdre la plus grande partie de la journée à les remettre en ordre.

Dans le cours de notre voyage, nous passâmes près de quelques montagnes qui présentaient un coup d’œil merveilleux. L’eau, qui s’était amassée à leur sommet, avait rompu l’enveloppe de glace qui la pressait et s’était congelée en coulant le long de la pente. Lorsque le clair soleil du printemps était sur son déclin, ses rayons tombaient en plein sur cette surface polie, qui prenait les couleurs de l’arc-en-ciel, ou resplendissait, comme si elle eût été couverte de pierres précieuses. Au pied de ces montagnes, le fleuve était toujours si rapide, qu’il ne gelait jamais.


L’Ægnæ. — Un Tongouse qui pleure son chien. — Obstacles et fatigues. — Les guides.

Au mois d’avril nous commençâmes à suivre la rive droite de l’Ægnæ, affluent de gauche de l’Outchour. Un jour, nous aperçûmes au loin un objet noir qui restait immobile sur le bord de la rivière. Nous le prîmes d’abord pour un animal ; mais en approchant, nous reconnûmes que c’était un Tongouse, qui était assis et pleurait ; il se leva et nous salua à sa manière ; lorsque