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À peine étions-nous dans le pays, que le malheur visita notre maison. Un jour, en sortant de table, mon père, qui jusqu’à l’âge de soixante-douze ans n’avait jamais été malade, s’affaissa sans connaissance sur le banc fixé au mur, et au bout de quelques instants rendit son âme à Dieu.

Cette perte inopinée causa à ma mère un extrême chagrin. Après les funérailles, elle se trouva dans une situation tout à fait précaire ; mon père laissait des dettes pour huit ou neuf cents roubles[1], ce qui passait alors pour une grosse somme. Après avoir vécu neuf ans à Djigansk, mes parents n’avaient retrouvé à Killæm qu’une minime partie de leur bétail ; tout le reste était passé de différentes façons dans des mains étrangères. Notre maison avait été dévastée jusqu’à la désolation.

Lorsque sa douleur se fut un peu calmée, ma mère songea à mettre de l’ordre dans nos affaires, et par ses soins notre bétail s’améliora beaucoup pendant les cinq années de notre séjour à Killæm.

La vie que nous y menions manquait de toute espèce d’agrément : la rigueur du froid ne permettait pas que l’on sortît dans la campagne désolée ; nous étions cinq mois sans quitter la maison.

Une sorcière tongouse. — Dessin de Victor Adam d’après le comte de Rechberg.

Pendant que nous vivions ainsi, je fis connaissance avec un grand nombre de Yakoutes, qui m’aimaient comme leur enfant, et je leur rendais bien leur affection. J’appris à fond leur langue, et je me familiarisai avec leur manière de vivre et de penser. J’écoutais avec plaisir leurs contes, leurs chansons, leurs vieilles traditions ; j’aimais à prendre part à leurs solennités, à leurs festins, et aux jeux qu’ils célèbrent en été. Je me conciliai ainsi l’affection non-seulement des Yakoutes, mais aussi de leurs femmes, de leurs filles et de leurs enfants. Ils avaient tant de confiance en moi, que je n’aurais pu agir à l’encontre de leur manière de voir, quand même je l’aurais voulu.

Les divertissements ne me manquaient pas. Les lacs de la contrée sont remplis en été de diverses espèces de canards ; et les bois, de lièvres, de coqs de bruyère, de lagopèdes et de perdrix. Au printemps, après la débâcle des glaces, et en automne, lorsque les nouvelles couvées sont en état de voler et partent pour les pays chauds, on est troublé dans son sommeil par les cris des oies, des canards, des cygnes, des grues, des cigognes et d’une foule de petits oiseaux. Pendant bien des années j’ai fait une si rude guerre aux bêtes fauves, que peu d’hommes en ont tué plus que moi. Lorsque j’avais envie de chasser, les distances n’étaient rien pour moi ; je ne m’effrayais pas de passer trois jours sans dormir, je ne connaissais pas la fatigue. En automne, je me couchais sur le flanc, sans autre oreiller qu’un tronc d’arbre, et n’ayant pas même une fourrure ou une couver-

  1. Le rouble vaut quatre francs.