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tant pour la quantité que pour la qualité des poissons qu’elles nourrissent ; on y prend des salmo nelma, des ablettes, des esturgeons, des sterlets, des tscher, des muksun, des omul, des salmo lavoretus.

On gaspille sans profit ces poissons excellents, et cela pour deux causes, d’abord parce que l’on manque de sel et ensuite parce que c’est l’habitude. Les Tongouses creusent, près du lieu ou ils pêchent, une fosse profonde d’une brasse environ, dont ils revêtent d’écorce le fond et les parois. Les poissons y sont encaqués après qu’on leur a ôté les intestins et les arêtes. On les laisse consumer jusqu’à ce qu’ils deviennent bleus et tombent en bouillie. Dans cet état, ils sont un des mets favoris des Tongouses. J’avoue que dans mon enfance j’en mangeais très-volontiers en public et en privé, et que j’en mangerais encore si l’occasion s’en présentait.

De grands médecins écrivent que l’usage des poissons morts depuis un jour cause un violent malaise. Mais comment pourrais-je croire que cette opinion soit vraie, moi qui sais que des milliers de personnes se nourrissent de ces poissons pourris et atteignent néanmoins un âge avancé. Quoique j’en aie moi-même passablement mangé, je ne m’aperçois pas que je m’en sois trouvé plus mal. Que l’on dise au Tongouse : « Ne mange pas de poisson pourri, c’est un aliment malsain ; » il rira et répondra : « Et le poisson que tu viens de tuer pour le manger ne se consume-t-il pas également dans ton estomac ? »

Au milieu du siècle dernier vivait à Djigansk une Russe[1], nommée Agrippine (Ogröpönö), que ma grand-mère connaissait de vue. Elle passait pour sorcière : on estimait heureux ceux qu’elle aimait ; ceux, au contraire, à qui elle en voulait se tenaient pour infortunés. Ses paroles étaient respectées, comme si elles fussent venues du ciel. S’étant ainsi acquis la confiance des hommes, elle se bâtit, entre les rochers, à quatre kœs en amont de Djigansk, une hutte où elle se retira dans sa vieillesse. Personne ne passait près de là sans lui aller demander sa bénédiction et lui porter un présent. Malheur à qui manquait à ce devoir ! elle ne tardait pas à l’en punir. Se métamorphosant en corbeau noir, elle soulevait contre lui de violents tourbillons de vent, faisait tomber ses bagages dans l’eau, et le privait de la raison. Maintenant même qu’elle est morte, les voyageurs continuent à suspendre des dons dans les lieux où elle vécut. Son nom est encore connu non-seulement des habitants de Djigansk, mais aussi de tous les Yakoutes des environs d’Yakoutsk. On dit d’une femme folle qu’elle a été frappée par Agrippine de Djigansk. La tradition rapporte que cette sorcière atteignit l’âge de quatre-vingts ans ; qu’elle était grosse, mais de taille peu élevée ; que son visage était marqué de la petite vérole ; que ses yeux étaient brillants comme l’étoile du matin, et que sa voix avait un son clair, comme la glace que l’on frappe. Le souvenir d’Agrippine n’est pas effacé dans les contrées septentrionales.


Mon premier voyage. — Killæm et ses environs. — Malheurs. Les Yakoutes. — La chasse et la pêche.

Ainsi que je l’ai déjà dit, j’étais encore bien jeune lorsque notre famille quitta Djigansk pour aller s’établir à Yakoutsk. J’emportai suivant l’usage, dans une bouteille, de la terre de mon lieu de naissance, pour la délayer dans de l’eau et la boire quand je souffrirais du mal du pays ; mais n’ayant jamais regretté Djigansk, je n’ai pas eu l’occasion de me remplir l’estomac de terre noire. Depuis je n’ai jamais revu cette ville, et Dieu sait si j’y retournerai jamais !

À deux kœs et demi au nord d’Yakoutsk est une contrée appelée Killæm, ou mon père et ma mère avaient bâti à la russe une jolie maison qu’ils habitaient avant de s’établir à Djigansk. Tout près de là s’élevait la maison de mes aïeuls maternels, qui étaient fort avancés en âge.

Ni à Djigansk, ni dans le trajet, je n’avais vu de campagne ouverte, ou de plaine liquide qui se prolongeât à perte de vue, ou de chaîne de montagnes et de collines qui s’étendît le long d’un fleuve, et fût du haut en bas couverte d’un fourré impénétrable. Mon oreille n’avait jamais été charmée par les chants de l’alouette, ou les mélodies des oiseaux musiciens ; je n’avais entendu que le croassement du corbeau et de la corneille, ou la voix de la pivoine. En fait de plantes, je ne connaissais que le roseau sans parfum.

D’après cela, jugez de mon étonnement lorsque j’arrivai à Killæm. À mes yeux se déployait une immense prairie d’un kœs de large et de plusieurs kœs de long, couverte d’un tapis de verdure que l’air agitait, et aussi unie que la surface d’un lac. Les innombrables fleurs dont elle était parsemée lui donnaient l’aspect d’un tissu vert et jaune. On voyait çà et là des bosquets de mélèze et de bouleau disposés comme par une main d’artiste. Au milieu de cette prairie serpentaient les eaux claires d’un fleuve rapide, qui coulait sur le sable pur entre des rives noires et escarpées. Sur la rive opposée croissait du foin touffu et nourrissant, où couraient une centaine de faux, dont les lames brillaient comme de l’argent aux rayons du soleil. Dans cette plaine pâturaient un grand nombre de bêtes à cornes et de chevaux, qui prenaient leurs ébats en toute sécurité et erraient à leur gré. De distance en distance étaient réunies, par groupes de cinq ou de dix, les maisons des Yakoutes, enduites de terre grasse, ou leurs yourtes d’été, coniques et blanches, qui avaient l’air d’être peintes. Les croisées, en verre ou en pierre spéculaire, reluisaient comme des pierres précieuses. Au fond de ce paysage s’élevait, comme une haute colline, notre maison bâtie sur une éminence.

La beauté de ce tableau, jointe à son immensité, ravissait mon esprit d’enfant qui ne s’était jamais rien représenté de semblable. Je me figurais que cette contrée n’avait pas de limites, et la joie que j’éprouvais à ces pensées était si grande qu’il est impossible de l’exprimer par des paroles.

  1. Nutsha en yakoute.