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temps éloigné. Mon père était obligé par son emploi de faire annuellement de longs et pénibles voyages qui duraient jusqu’à neuf mois : pendant son absence je pleurais avec ma mère d’impatience et d’ennui.

Deux fois je faillis perdre la vie : la première fois, je voulus traverser une rivière sur un arbre et je fis une culbute dans l’eau ; la seconde, je tombai dans une marmite ou cuisaient des aliments pour les chiens.

Un matin d’été, m’étant levé de bonne heure, je fus mortellement effrayé à la vue d’un brigand à mine farouche, qui se tenait sur la porte de la maison, l’arme au bras. J’appris qu’il montait la garde pour empêcher que ses compagnons ne missent par mégarde nos biens au pillage.

C’était une bande de quatorze à quinze voleurs qui s’étaient évadés d’Okhotsk[1], où ils étaient condamnés à faire bouillir du sel. Sur leur chemin, ils avaient volé les bagages de plusieurs marchands. Ils avaient descendu l’Aldan jusqu’à la Léna, et étaient venus à Djigansk sur des embarcations. Arrivés de nuit, ils avaient surpris dans le sommeil les soldats et les cosaques, leur avaient lié les pieds et les mains, et les avaient enivrés de façon à leur faire perdre connaissance. Après les avoir enfermés dans la prison, ils s’étaient partagés en plusieurs bandes et s’étaient mis à piller la ville.

Le même jour, vers l’heure où l’on trait les vaches (entre neuf et dix heures), ils s’étaient rassemblés tous dans notre maison, après avoir fait leur coup de main.

Ces hommes féroces et terribles étaient privés de nez et portaient des marques bleues sur le visage[2]. Leur teint sanguin paraissait encore plus noir à la chaleur du brasier. Mais à l’arrivée de mon père et de ma mère, ils changèrent subitement de mine et quittèrent leurs manières farouches pour prendre un air bienveillant, quoique le sang d’une de leurs victimes fumât encore. Ils remercièrent mes parents avec effusion de ce qu’ils assistaient de leur bien les pauvres gens.

Il n’était jamais rien arrivé de pareil dans le pays des Yakoutes[3]. Le chef des brigands, Géorgien de naissance, ne semblait pas être ému le moins du monde de ce qui s’était passé. C’était un homme de haute stature. Il avait suspendu à sa ceinture toute sorte d’armes, et était vêtu d’un pantalon rouge, dont les coutures étaient couvertes de galons d’argent. Il m’avait pris dans ses bras et me régalait de toute sorte de friandises, tandis que je pleurais.

Mes parents ne pouvaient qu’être reconnaissants d’avoir été épargnés dans ce jour qui avait vu tant d’infortunes ; leur ruine n’aurait pas été douteuse, si les voleurs avaient voulu piller notre maison. Après avoir pris un copieux déjeuner, ils partirent vers le midi, et se rembarquèrent sur la Léna, emportant un riche butin.

Il est impossible de décrire les pleurs et la désolation de toutes les autres familles de la ville, qui étaient au nombre de plus de trente. Le soir, à leur retour de la forêt où elles s’étaient enfuies, elles trouvèrent leurs demeures dépouillées du bas en haut.

Le même été (je ne me rappelle pas au juste combien de mois plus tard), les brigands furent atteints à soixante dix kœs de Djigansk par des soldats envoyés de Yakoutsk. On ne retrouva qu’une minime partie du bien volé ; le reste s’était gâté ou avait été gaspillé de côté et d’autre.

Pour le simple spectateur, les environs de Djigansk manquent de toute espèce d’agrément et de variété. On rencontre presque partout une prairie resserrée entre deux collines et bordée d’épais fourrés, où un chien ne trouverait pas à passer le museau. On ne peut faire dix pas dans les bois sans enfoncer jusqu’au genou dans un terrain mobile et fangeux. En fait de baies, on n’y trouve que l’airelle rouge, la camarine noire (empetrum nigrum), la groseille rouge, le raisin d’ours et le fruit de l’églantier.

L’hiver dure huit mois, pendant lesquels on ne peut quitter les vêtements chauds ; si l’on ajoute deux mois pour le printemps et l’automne, il en reste à peine deux autres pour le triste été.

La neige forme une masse plus haute que les maisons ; le vent souffle avec une telle violence que l’on ne peut se tenir sur ses jambes, le froid vous coupe la respiration, et le soleil ne se montre presque pas durant deux mois d’hiver. Pour être sincère, si l’on m’avait donné le choix, ce n’est pas Djigansk que j’aurais choisi comme lieu de naissance.

Les habitants de Djigansk sont Tongouses et au nombre de quatre ou cinq cents hommes[4]. Ils vivent de chasse et parcourent une mer de neige de plus de deux cents myriamètres de circuit. Ils recueillent les précieuses cornes d’animaux dont on fait des peignes (les dents de mammouth), et tuent des rennes, des alezans moreaux, des zibelines, des renards à gorge foncée, des renards rouges, des renards des glaces, des écureuils, des hermines, des ours noirs, des ours blancs.

Quel que puisse être un pays, il est rare qu’il manque de tout agrément. Durant deux mois d’été, les habitants de Djigansk voient presque toujours le soleil à l’horizon. Ceux qui n’y sont pas habitués trouvent à peine le temps de dormir.

Les eaux des environs de Djigansk sont sans égales

  1. En yakoute Lami, okhotsk, chef-lieu du district de ce nom (voy. p. 165), dans le gouvernement russe de l’océan Pacifique, est une ville de trois mille habitants. Située originairement a l’embouchure de l’Okhota, sur le bord de la mer d’Okhotsk, elle a été transportée, en 1815, sur la rive droite du Koukthoui. La plupart des maisons sont bâties en bois. Elle à une école de navigation, des chantiers où l’on construit des bâtiments marchands, un port militaire, qui fait aussi un grand commerce avec le Kamtschatka et l’Amérique, enfin une rade vaste et commode.
  2. Ils avaient été stigmatisés avec un fer chaud.
  3. Ce peuple s’appelle dans sa propre langue Sakha selon Ouvatovski, et Socha selon Sauer. Le pluriel est Sakhalar.
  4. Selon Sauer, secrétaire de l’expédition de Billings, Djigansk, qu’il appelle Gigansk, avait encore le titre de cité en 1789 ; elle avait deux églises, deux maisons appartenant au gouverneur, sept maisons de particuliers et quinze huttes. Elle était le siége d’un tribunal de district (zemikoï-soud). Le district de Gigansk, étendu de six mille verstes des bords de l’Iana à ceux de l’Anabara, était habité par 1449 Yakoutes hommes, 489 Tongouses hommes, en tout 1938 tributaires, taxés pour cette année à 56 peaux de marte zibeline, 262 peaux de renard et 1169 roubles d’argent (4676 fr.). En 1784, les tributaires étaient au nombre de 4834. En 1788, il y avait dans ce district et celui de Zakhisvesk 750 Russes hommes y compris les exilés.