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conjecturer que le faucon busard a petit à petit dérogé de sa coutume de se nourrir d’une proie vivante qu’il attaque et tue, et qu’il en est arrivé à se repaître de cadavres comme le polybore du continent américain.

Je n’ai pu réunir que onze espèces d’échassiers et d’oiseaux aquatiques, dont trois seulement sont aborigènes, y compris un râle qui ne quitte pas les humides sommets des îles, et une mouette, que j’ai été surpris de trouver particulière à cet archipel, vu les habitudes errantes de cet oiseau. La proportion minime de trois espèces nouvelles de palmipèdes et d’échassiers sur onze, comparées aux vingt-cinq espèces nouvelles sur vingt-six habitant l’intérieur des terres, s’explique par le grand parcours des oiseaux aquatiques dans toutes les parties du globe. La même loi s’étend aux coquillages de mer et d’eau douce, et à un moindre degré aux insectes de cet archipel. La plupart des oiseaux de terre ou de rivages, importés et aborigènes, se distinguent de leurs congénères par leur petitesse et la teinte foncée de leur plumage. Sauf un roitelet à gorge d’un beau jaune et un tyran-gobe-mouche à huppe et poitrine écarlates, aucun ne se pare des brillantes couleurs qui semblent l’apanage des régions équatoriales. Oiseaux, plantes, insectes, ont l’aspect grêle, terne, misérable, et le caractère du désert, comme dans le sud de la Patagonie. On peut en conclure que le haut coloris des productions des tropiques ne tient ni à la chaleur, ni à la lumière de ces zones, mais à quelque autre cause, peut-être à des conditions d’existence plus favorables à la vie.

Les oiseaux de l’intérieur sont étonnamment privés, surtout les merles moqueurs, les pinsons, les roitelets, les gobe-mouches, les pigeons et les busards. Tous s’approchaient assez pour qu’on pût les tuer d’un coup de badine ou les abattre, comme je l’ai moi-même essayé, avec un chapeau ou un bonnet. Un fusil est presque inutile ici ; avec le bout du canon je poussai un faucon perché sur une branche, et le fis déguerpir. Un jour que j’étais couché à terre, un merle vint se poser sur le bord d’une écuelle faite d’écaille de tortue que je tenais à la main, et se mit tranquillement à boire ; je levai le vase sans qu’il s’envolât. J’ai tenté d’attraper ces oiseaux par les pattes, et peu s’en est fallu que je ne réussisse. Il paraît qu’autrefois ils étaient encore plus familiers qu’à présent. Cowley dit en 1684 : « Les tourterelles sont si peu craintives qu’elles se posent sur nos chapeaux et nos épaules, de manière qu’on peut les prendre vivantes. Elles n’avaient nulle terreur de l’homme, jusqu’à ce que quelqu’un des nôtres, ayant tiré sur elles, les eût mis en défiance. » Dampierre dit aussi, à la même époque, qu’un homme pouvait facilement en tuer six à sept douzaines en se promenant le matin. Aujourd’hui quoique très-privées, elles ne perchent pas sur la tête des gens et ne se laissent pas massacrer en si grand nombre. Il est surprenant qu’elles ne soient pas devenues tout à fait sauvages, car depuis que les boucaniers et les baleiniers fréquentent ces îles, les matelots qui parcourent les bois pour trouver des tortues, se font un méchant plaisir d’abattre les pauvres oiseaux. Dans l’île Charles, colonisée depuis six ans, je vis un jeune garçon assis près d’une source, une baguette à la main ; il s’en servait pour tuer les tourterelles et les pinsons à mesure qu’ils venaient boire. Il en avait déjà un petit tas qu’il destinait à son dîner. C’était, disait-il, sa façon habituelle de s’approvisionner. Il semble que les oiseaux de cet archipel n’ayant pas encore appris que l’homme est de tous les animaux le plus dangereux, s’en préoccupent aussi peu que les ombrageuses pies se préoccupent en Angleterre des vaches et des chevaux au pâturage. Une preuve que cette familiarité ne tient pas à l’absence des rapaces dans les îles Galapagos, c’est que la même disposition existe chez les oiseaux des îles Falkland, où se trouvent des renards, des milans, des hiboux. Cependant l’oie des montagnes y bâtit son nid sur des îlots, montrant par là qu’elle connaît le danger du voisinage du renard, mais elle se laisse approcher par l’homme. Cette confiance contraste fortement avec les habitudes de la même espèce dans la Terre de Feu où, persécutée depuis des siècles par les sauvages habitants, elle est devenue si défiante, qu’il est aussi difficile d’en tirer une que de chasser l’oie sauvage en Angleterre, tandis qu’aux îles Falkland un chasseur peut en un jour abattre plus que sa charge de ce gibier. Au dire de Pernety, en 1763, le petit opeliorhynchus venait presque percher sur son doigt, et cependant il ajoute qu’il était dès lors impossible de tuer le cygne à col noir. Cet oiseau de passage apportait probablement avec lui la sagesse qu’il avait puisée en pays étrangers.

On peut conclure de ces faits et de beaucoup d’autres analogues, que la terreur de l’homme chez les oiseaux est un instinct particulier, qui ne s’acquiert qu’au bout d’un certain temps, même quand il y a persécution, et qui se transmet par l’hérédité, à travers des générations successives. Ainsi en Angleterre où, comparativement, très-peu de jeunes oiseaux sont pourchassés, les petits, même au sortir du nid, ont peur de l’homme. Au contraire, quoique rudement poursuivis et massacrés par lui aux îles Falkland et dans l’archipel Galapagos, ils n’ont pas encore appris cette terreur salutaire. Quels dégâts ne doit donc pas faire dans un pays l’introduction de toute nouvelle bête de proie, avant que les instincts des animaux indigènes se soient adaptés à la ruse ou à la force du nouveau venu.

La classe des reptiles est, sans contredit, celle qui donne le caractère le plus tranché à la zoologie des îles Galapagos. Il y a peu d’espèces, mais les individus sont extraordinairement nombreux. Un petit lézard se rattache à un genre de sauriens de l’Amérique du Sud ; deux espèces (probablement plus) de l’amblyrhynchus forment un ordre particulier à cet archipel. On y trouve en grand nombre un serpent identique au psammophis temminckii du Chili, à ce que m’apprend M. Bibron. Il y a, je crois, plus d’une espèce de tortues de mer, et deux ou trois espèces terrestres. Les crapauds et les grenouilles ne s’y rencontrent nulle part ; j’en fus d’autant plus surpris que les taillis humides des hautes régions tempérées me semblaient leur convenir à merveille. Je me rappe-