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rosaires, cuillers en bois, kalimafki, chemises de laine (les moines ne portent que celles-là) et bouteilles clissées à la résine que fabriquent les ermites et qu’on vend chaque samedi au marché de Kariès ; puis nous reprîmes notre pèlerinage, nous dirigeant vers le couvent du Fleuve-Sec (Xiropotamos), placé au-dessus du petit port de Daphné.

Nous étions au 1er juillet : les images du passé, ce commencement de spleen, commençaient à nous assaillir. Les couvents de la côte occidentale étaient peu intéressants : Agios Pablos, Agios Dyonisios, Agios Gregorios n’avaient, nous disait-on, que des églises neuves, des peintures refaites et des bibliothèques vides. Simo-Petra (la Pierre de Simon) ne nous avait rien montré que sa position hardie sur un rocher aigu. Nous primes le parti de rester à Xiropotamos qui nous offrait de nombreux sujets d’études. Mais, malgré la conversation savante du P. Calliste, un des épitropes les plus instruits de la montagne, malgré les plaisanteries du P. Bimataris, infortuné sans barbe, qui n’avait pas été élevé dans le Seraï, mais en avait connu les exigences, malgré nos occupations de tous les jours, malgré le plaisir de la chasse, malgré les douceurs de la pleine-eau et les charmes de la pêche, les faces mornes de ces moines nous semblaient ennuyées et ennuyeuses, et chaque nuit nous surprenait causant des différents modes de suicide.

Un matin que nous étions allés attendre des chacals au gué, nous vîmes paraître à l’horizon, à la pointe du cap Felice, la voile rayée d’une tartane ; elle eut longtemps l’air d’hésiter…, enfin elle mit le cap sur Daphné….

Le 9, nous faisions voile pour Salonique.

Notre tartane était montée par trois hommes et un enfant. Le patron, ancien corsaire, faisait par pénitence un commerce peu lucratif avec les moines, espérant, par l’intercession de ces saints personnages, se faire bien venir de la Panagia, leur protectrice. En revanche, les bons pères le tenaient en grande estime et l’honoraient d’une confiance toute particulière.

« Sous la conduite de Tsavellas, nous avait dit le P. Calliste, vous pourrez dormir tranquilles. »

Cette promesse était au figuré, car les cancrelas, espèce hideuse, promenant sur nos mains et notre visage leurs extrémités froides et velues, firent de notre première nuit un long cauchemar.

Aux premières lueurs de l’aube, nous étions sur le pont, nous croyant déjà dans le golfe Thermaïque, mais la fortune nous réservait de dures épreuves : nous étions encore en vue de l’Athos, les voiles pendaient immobiles le long des mâts, la mer était sans rides, et l’équipage dormait profondément.

« Holà ? Pallikari ! » cria Voulgaris.

Personne ne bougea, à l’exception d’un des marins qui, se retournant d’un autre côté, murmura en se rendormant cette complainte :

  Deux à deux les petits oiseaux
  Sur les branches de myrte
  Chantent doucement.
  Le ciel resplendit joyeux ;
  Mais dans mon cœur pleure
  La douleur amère.

Voilà, me dit Schrany, un écumeur de mer bien sentimental.

— Eh ! Cortaki ! qui t’a appris cette chanson ?

— Qui m’a appris cette chanson ? répéta le matelot en se soulevant sur le coude, c’est Marino.

— Qui ? Marino ?

— Marino le chanteur. Si vous avez été au couvent russe, effendi, vous avez vu Marinetto. Ce doit être le plus beau de la montagne ; c’était le plus beau de Zante. Personne ne dansait mieux le Romaïka, et ne tournait plus galamment un compliment à une jolie fille.

— Et pourquoi s’est-il fait moine, ce don Juan ?

— Oh ! cela est une triste histoire, mon maître. Marino aimait Cortaïna, la perle de la rue des Roses, et Cortaïna aimait Marino ; mais un jour, Marinetto partit pour un lointain voyage, vers l’Arabie.

« Trois fois les champs refleurirent, trois fois le rossignol chanta, Marino ne revenait pas.

« La première fois, Cortaïna commença à pâlir, la seconde fois elle se mit à pleurer, la troisième fois elle se coucha.

« Un matin, ceux qui étaient sur la plage virent venir un caïque chargé d’ambre.

« — Lève-toi, lui dit sa mère, voici ton fiancé.

« — Ma mère, je ne peux plus me lever, mais quand il viendra ne l’afflige pas ; sers-lui à souper et donne-lui cette alliance, afin qu’il puisse se marier ailleurs, et se faire de nouveaux parents et de nouveaux amis. »

« Lorsque Marino vint à la maison, il sentit une odeur d’encens, et il vit les voisins qui se voilaient le visage.

« — Quelqu’un est-il mort ? » s’écrie-t-il.

« Aucun ne répondit.

« Il entra dans la maison et vit la mère qui s’arrachait les cheveux.

« Voilà pourquoi, effendi, Marino s’est fait moine.

« — L’as-tu vu depuis ?

« — Non ; et je ne veux pas le voir. C’est un mauvais cœur, il a oublié sa mère. La pauvre vieille file la laine pour vivre ; mais les larmes troublent sa vue, et sans le patron qui, voyez-vous, est un bon homme au fond, elle serait morte de faim.

« — Allons, fainéant, cria Tsavellas, debout et laisse là tes histoires. Voici la brise, et ce soir, avec l’aide de la Panagia, nous serons à Zagora.

— À Salonique, vous voulez dire.

— À Zagora, j’ai bien dit. On ne va pas toujours où l’on veut, effendi. »

Ant. Proust.