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sources jaillissent entre les rochers, et se mariant aux ruisseaux, créent de petits torrents joyeux qui bondissent dans la vallée ; d’un bord à l’autre les fleurs étendent les unes vers les autres leurs larges feuilles languissantes… Tout enfin respire la vie et l’immortalité, et semble dire à ces moines que leur règle est un non-sens ; tout, jusqu’à ces insectes qui par une cruelle raillerie campent avec leur famille sur un poil argenté de leur barbe.

« Est-ce que jamais une femme n’a mis le pied sur la montagne ? me demandait lady Franklin.

— Une seule fois, milady, et c’était une de vos compatriotes, elle débarqua sur le rivage devant Iveron ; alors les simandres s’agitèrent, les moines prièrent, les portes grincèrent sur leurs gonds et de la plus haute tour le plus sage cria : Vade retro, Satanas, et elle disparut. Mais depuis ce jour les higoumènes surprennent de jeunes diacres beaux comme Adonis et pâles comme des statues de marbre interrogeant du regard l’horizon… »


Dokiarios. La secte des Palmites. — Saint-Xénophon. — La pêche aux éponges. — Retour à Kariès. — Xiropotamos, le couvent du Fleuve-Sec. — Départ de Daphné. — Marino le chanteur.

Le soir nous arrivions au-dessus du couvent de Dokiarios sur la côte occidentale. Il y avait plus d’un mois que nous n’avions vu coucher le soleil : le jour baissait lentement et à travers la douce transparence du crépuscule, les teintes se fondaient dans une nuance uniforme qui ne laissait plus voir que le dessin largement accusé des masses d’arbres et des agglomérations de rochers. Dans le ciel refroidi les vapeurs du couchant s’amoncelaient et une troupe de nuages noirs et lourds, se pressant en vain les uns contre les autres pour cacher le soleil, prenaient les formes les plus grotesques et me rappelaient une de ces conspirations obscures qui cherchent en vain a étouffer la vérité. Quand le soleil fut éteint, le monastère brilla de mille petites lueurs pâles, mais le chemin par lequel on y descend devint fort sombre, et de plus, étroit, pavé de petites pierres roulantes, rondes comme des pois, il était peu praticable. Un mulet tomba ! il n’y eut qu’un cri, nous crûmes nos clichés photographiques brisés… C’était le pappas qui avait failli se rompre le cou. Fort heureusement il était tombé sur la tête ; mais son turban qui l’avait protégé, s’était enfoncé jusqu’au dessous du nez, en sorte qu’il avait la plus singulière tournure du monde. Il criait qu’il était certainement mort, et chacun de nous riait tellement que personne n’avait la force de lui arracher son éteignoir. Quand les moines arrivèrent nous avions l’air de jouer à colin-maillard : ils durent nous prendre pour une bande de fous. On rassura le pappas, on lui promit une neuvaine et nous nous mîmes à table.

Cassien dit, en parlant des moines d’Égypte, que Serène, les traitant un dimanche, leur donna une sauce avec un peu d’huile et de sel frit, trois olives, cinq pois chiches, deux prunes et chacun une figue. Ce menu, que Cassien traite de douceurs peu ordinaires aux moines, eût été en effet menu de festin à côté du souper qu’on nous servit à Dokiarios. Nos provisions étaient épuisées ; depuis douze jours nous faisions le pilaf sur un vieil os de jambon qui avait perdu tout parfum originel ; jusque-là cependant l’ordinaire des couvents avait été copieux sinon succulent ; ce soir-là il était insuffisant. « Ces hommes sont des saints, dit le pappas après le souper, on les a accusés de gloutonnerie, Dieu voit leur abstinence. » À ce mot de gloutonnerie nous fîmes tous un geste de surprise. Qui donc a pu porter une telle accusation ?… Le moine Barlaam.

Voici ce qu’était ce moine qui nous valait si maigre chère.

En 1339 vint à Salonique un moine appelé Barlaam, Catalan d’origine. Après avoir étudié les Pères de l’Église grecque, il tint plusieurs conférences où il tenta de réunir les deux Églises. En ce même temps, il y avait au couvent de Dokiarios un caloyer appelé Grégoire Palamas qui était un homme saint entre tous et disait avoir vu de ses yeux l’essence divine.

Palamas fit de nombreux sectateurs qui comme lui prétendirent être arrivés à l’état de sublime quiétude. Barlaam les nomma Omphalopsyques (qui ont l’âme au nombril) et les accusa de renouveler l’hérésie des Massaliens condamnés à Antioche vers la fin du quatrième siècle. À ce reproche se joignit celui d’intempérance. La querelle s’étant envenimée de part et d’autre, Barlaam demanda à l’empereur Andronic la réunion d’un concile afin de convaincre les Athonites de leurs erreurs. Ce concile se tint à Sainte-Sophie le onzième jour de juin 1341. L’empereur le présidait en personne. Barlaam fut condamné. Palamas triomphant fit élever au siége patriarcal un de ses disciples appelé Calliste, homme grossier et sans instruction. Mais cette élection ayant créé un schisme dans l’Église grecque, Cantacuzène fut forcé de congédier Calliste.

Il y a un fait certain, c’est que, comme nous l’avons éprouvé, le reproche d’intempérance serait aujourd’hui très-mal fondé à l’égard des caloyers de Dokiarios.

Dès le lendemain nous prenions une barque qui nous menait à Saint-Xénophon. Nous y fûmes reçus par un vieux caloyer, originaire de Corfou, qui avait fait la campagne d’Égypte et celles de Grèce de 1821 à 1829. Son corps était troué de balles, mais il ne s’en portait que mieux, car la seule chose, avouait-il naïvement, qui le retînt à la terre était le désir de prendre sa revanche. Il nous montra dans le catholicon construit nouvellement, quelques curiosités arrachées à l’ancienne église : deux beaux fragments de mosaïque représentant saint Georges, l’honneur de la Cilicie (Ciliciæ decus), et saint Démétrius, les restes d’un retable en bois sculpté et un ostensoir émaillé. Ce dernier objet, de forme rectangulaire, est décoré de têtes de saints sur un fond d’entrelacs et d’arabesques.

Pendant notre inspection, on avait servi le dîner sur une des galeries hautes qui dominent la mer. Le père cuisinier avait reçu sans doute des instructions spéciales de notre vieux cicerone, car la table était servie avec un luxe inaccoutumé. Sur une nappe rehaussée de pailletons d’or et de franges de soie, telle qu’en brodent les