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ment une branche de la famille slave, répandue dans le nord de la Turquie d’Europe ; les Serbes habitent la principauté de Servie, la Bosnie, l’Herzégovine et le Monténégro. Bien qu’ils aient une langue particulière, ils célèbrent les offices en langue grecque. Longtemps ils ont possédé une liturgie en esclavon : cette concession leur avait été faite par Photius pour les empêcher d’écouter les propositions d’union que leur faisaient les légats du pape en 865. Étienne Dunschan, roi de Servie, déclara en 1351 les Serbes indépendants de l’Église grecque et nomma patriarche le métropolitain de Servie, mais en 1737 le patriarche de Constantinople obtint de la Porte la suppression de son rival et depuis nomma les évêques. La langue grecque fut alors imposée dans les églises[1].

La bibliothèque de Kiliandari est riche en manuscrits slaves (M. de Sevastianoff y a fait de précieuses découvertes), et ses jardins dédiés à saint Tryphon, patron des jardiniers, sont les mieux cultivés de la montagne. Saint Sabbas est le fondateur de ce monastère. On montre dans le catholicon ses reliques[2]. Devant le bema, entre deux cierges toujours allumés, est une Vierge peinte sur bois qu’on appelle la παναγια τριχερουσα. Cette image est chargée d’annulaires et d’ex-voto. C’est par sa vertu, disent les moines, que Jean Damascène, qui avait eu la main droite coupée par les iconoclastes, vit renaître son bras mutilé.

Les moines de Kiliandari sortent peu, travaillent toute la journée à des travaux manuels ou restent dans leurs cellules à prier, et font vœu de pauvreté dans la plus stricte acception du mot. Notre Albanais, Janni, tenait les couvents slaves en grand mépris, parce que le vin n’y est pas bon et que ces cénobites sérieux n’ont jamais le plus petit mot pour rire.

De Kiliandari à Zographos, le second couvent bulgare, le pays est boisé de sapins. De ces arbres résineux s’échappait une odeur aromatique qui faisait dire au pappas que de ce saint lieu s’exhalait une odeur d’encens. D’un couvent à l’autre la distance est de quatre milles au plus, mais le sentier se recourbe et revient si souvent sur lui-même, qu’on fait plus du double pour atteindre le pic aigu où se dresse Zographos à une hauteur prodigieuse.

Ce nom de Zographos a pour origine une légende poétique. Vers l’an 895, Léon le Sage fit élever un couvent au mont Athos et en confia la décoration au plus habile peintre de la montagne. Le maestro couvrit en peu de temps les murs de fresques, mais arrivé à l’endroit où il devait représenter saint Georges, son talent lui fit défaut, et jour et nuit il travaillait et grattait sans cesse ce qu’il venait de faire, ne pouvant arriver à un résultat qui le satisfît. Un matin, qu’il revenait découragé à son travail, il vit dans le fond de l’église au milieu d’un cadre étincelant d’or et de pierreries une image si parfaite du saint, qu’il tomba la face contre terre et se mit en prières. Un moine, qui entrait à ce moment, reconnut le saint Georges pour l’avoir vu au Sinaï où il était en grande vénération. Chacun s’émerveilla de ce miracle et le couvent prit le nom de Zographos (couvent du peintre). Quelque temps après, le miracle ayant été répandu dans tout l’empire, un moine du Sinaï vint à Athos et s’approchant du saint, lui reprocha son infidélité en le menaçant du poing. Saint Georges saisit la main du moine insolent et lui coupa le doigt avec les dents.

Nous restâmes deux jours à Zographos non pas tant pour les bibliothèques et les églises riches en manuscrits et en peintures, que pour la splendeur du paysage. Placé, comme je l’ai dit, sur un pic aigu, ce couvent semble avoir voulu atteindre le ciel et s’être arrêté en chemin. Les hautes forêts qui l’entourent, baignées de torrents, gardent leur fraîcheur sous le soleil brûlant ; nul bruit ne trouble cette solitude que le clapotement métronomique d’un moulin qui moud en philosophe la maigre pitance des moines. La vue change à chaque instant du jour. À midi, l’œil suit les molles ondulations de la montagne, compte les cônes et plonge jusque dans l’intensité des ombres ; le soir, sous la lumière décroissante, les bois se colorent diversement, mais c’est surtout le matin que le spectacle est admirable quand la vallée sort du brouillard comme une jeune fille qui lève son voile. Cette comparaison était-elle venue à l’esprit du fils aîné des pappas ? Je ne sais ; toujours est-il qu’il se confessait souvent ; mais je crois que c’était plutôt le péché d’envie qu’il avait commis. On ne saurait en effet envier gîte mieux placé, et volontiers on renverrait cette triste population de moines pour s’y établir. Il est vrai qu’à y bien réfléchir on serait assez mal en ce nid d’aigle, depuis qu’ayant perdu l’habitude de marcher pieds nus et de se vêtir de peaux de bêtes, l’homme a lié son existence à celle d’un tailleur et d’un bottier.

Le 27 juin nous redescendions vers la mer.

Castamoniti, où nous fîmes halte pendant la chaleur, est à peine un couvent, un peu plus qu’un skite, quelque chose comme un petit hameau vermoulu, perdu au milieu d’une forêt épaisse. Les caloyers nous virent arriver chez eux d’un air surpris : les pèlerins viennent rarement jusque-là, et ils ont grand tort ; car rien n’est en même temps plus sauvage et plus riant que ce petit coin. La nature y a complaisamment disposé les racines en siéges commodes tapissés de mousse, la vigne sauvage s’allonge en guirlandes et unit les arbres l’un à l’autre, l’oranger au cyprès, le chêne à l’olivier, le mélèze au platane ; au-dessus, dans le feuillage, on entend une merveilleuse musique, la musique amoureuse des oiseaux ; les

  1. Les Bulgares sont en effet peu satisfaits des évêques grecs. À ce propos un catholique a dit : « Si les Grecs refusent l’union, nous ferons à Constantinople un empire latin en séparant les Bulgares du patriarche œcuménique. Quelques Bulgares, oui ; tous les Bulgares, non. Ils sont Slaves et l’action russe est puissante sur eux. Les convertirait-on qu’on ne pourra établir un empire latin à Constantinople pas plus qu’on n’y établira un empire russe. Le Bulgare est le bœuf de la Turquie : c’est le Grec qui mène la charrue. »
  2. Je n’ai pas parlé dans le cours de ce récit des reliques nombreuses que conservent les couvents de l’Athos (morceaux de la vraie croix, fragments des vêtements de Jésus-Christ, etc.) ; nomenclature qui eût été trop longue.