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saient des chemises en chantant, au bord d’un torrent empourpré de lauriers-roses, et leur face réjouie, leurs larges épaules, leurs mains noueuses disaient assez : « Frère, il faut vivre et longtemps louer Dieu qui nous a faits si robustes sur un sol si prodigue. »

À quelques jours de là nous quittions Vatopédi avec le pappas, ses deux fils et l’higoumène d’Esphigmenou, qui rejoignait son couvent.

Ce dernier monastère est presque entièrement neuf, réédifié il y a peu d’années. On l’appelle Esphigmenou parce qu’il est placé dans une vallée étroite (σφιγγω, étrangler). Il a été dédié à Siméon par Théodose le Jeune et sa sœur Pulchérie ; Théodose est le saint Louis des Byzantins. Son palais était tenu comme un monastère, dit Théodoret ; il se levait de grand matin pour chanter, avec ses sœurs, à deux chœurs les louanges de Dieu ; il jeûnait souvent, souffrait patiemment le chaud et le froid et ne tenait rien de la mollesse d’un prince né dans la pourpre. Si quelque criminel était condamné à mort, il lui donnait sa grâce, car, disait-il, il est bien aisé de faire mourir un homme, mais il n’y a que Dieu qui puisse le ressusciter. » Les moines honorent beaucoup Théodose parce qu’il les craignait. « Un jour, racontent-ils, un moine à qui il avait refusé une grâce l’excommunia ; l’empereur, qui allait prendre son repas, dit qu’il ne mangerait point qu’il ne fût absous. Un évêque lui dit qu’il le déclarait absous ; mais Théodose ne voulut rien prendre avant qu’on eût recherché le moine et qu’il l’eût rétabli dans la communion. »

C’est à Esphigmenou que s’est retiré le patriarche Anthymos[1] qui a précédé le patriarche actuel sur le trône de Constantinople. Il n’est pas sans utilité de donner ici quelques détails sur ce qu’est un patriarche de Constantinople depuis 1453. Lorsque Mahomet II cherchait à s’emparer de Constantinople, l’empereur Constantin s’adressa à Rome pour en avoir des secours. Une partie du haut clergé grec, qui craignait par l’union proposée avec l’Église romaine que son importance ne diminuât, se rangea sous la bannière d’un mécontent, le moine Georges Scholarius Genadius. Genadius s’entendit-il secrètement avec Mahomet II ? Quelques historiens l’affirment, mais rien ne le prouve positivement, et il vaut mieux croire que le moine, après l’entrée des Turcs dans la ville, réclama simplement du vainqueur le poste de patriarche pour sauvegarder les intérêts des vaincus. Quoi qu’il en soit, Mahomet II revêtit Genadius, non-seulement de l’autorité spirituelle sur ses coreligionnaires, mais encore de l’autorité civile et judiciaire, et le proclama chef de la nation grecque, en sorte que le patriarche œcuménique de Constantinople est depuis cette époque juge souverain des affaires civiles et religieuses : c’est lui qui juge les procès, fait et défait les mariages, lève les impôts, vend les indulgences (diavatirion) et prélève des droits sur les objets en litige. Il est vrai qu’il a de lourdes charges envers la Porte et que son élection lui coûte cher ; mais si le pallium se vend à l’encan, c’est le raïa qui paye les enchères. On peut se faire une idée de la fréquence des élections, si l’on songe qu’il suffit pour destituer un patriarche d’une simple demande du synode des archevêques, qui tous désirent la place. Il n’y a pas aujourd’hui dans les couvents grecs moins de six patriarches destitués. Ces personnages, revêtus de pouvoirs aussi étendus sur la nation grecque, pouvaient faire beaucoup pour elle : ils n’ont rien fait que la tenir étroitement liée par le malheur et l’oppression. Que la puissance patriarcale soit entre les mains de Pierre ou de Paul, cela s’appelle toujours abus et despotisme[2]. Anthymos passe pour être dévoué à la Russie ; cela est possible, et on trouve de nombreux exemples de ce dévouement dans l’aristocratie des couvents de l’Athos. Les czars veulent ils prendre Constantinople et rêvent-ils l’unité de ces deux éléments, les Slaves et les Grecs ? Les Anglais disent oui ; les Russes disent non. En admettant pour un instant la première de ces hypothèses, le clergé grec s’entendra-t-il avec le conquérant russe comme avec Mahomet II ? Cela n’est pas probable, car ce qu’il veut, comme toutes les puissances théocratiques, c’est l’État dans l’État, et Pétersbourg ne semble pas favorable à ce principe. En outre, il est permis de douter que le bon sens du peuple grec qui voit plus clair dans les affaires de son clergé depuis quelques années, et la partie même de ce clergé qui est vraiment nationale, permettent à ces quelques dignitaires utopistes de perpétuer un système dont notre siècle a fait justice et de boyardiser une nation[3] qui a prouvé qu’elle était digne d’être libre.

Anthymos, qui avait été déjà appelé deux fois au patriarcat, était au couvent d’Esphigmenou entouré d’un grand respect par les autres caloyers.

Le 23 juin, nous pliâmes bagages et envoyâmes chercher le pappas, qui passait avec ses deux fils tout son temps à l’église. Notre pèlerin était de très-bonne composition, toujours disposé à partir ou à rester. Je lui dis que nous allions le soir coucher à Kiliandari, et il monta sur son mulet. Il eût aussi bien été à l’occident qu’à l’orient, peu lui importait, pourvu qu’il allât coucher dans un monastère.

La vallée étroite qui remonte à Kiliandari cesse d’être une gorge au bout de quelques cents mètres, s’élargit à mesure qu’on avance et arrive à une petite plaine basse, jaunie de mousse et hérissée de rochers. Cette plaine est

  1. Les patriarches déposés se retirent dans les couvents, comme autrefois les empereurs détrônés. Jean Cantacuzène se retira ainsi au couvent de Vatopedi et y vécut de longues années sous le nom de P. Joasaph.
  2. Plusieurs patriarches, le P. Constantius entre autres, retiré aujourd’hui à Chalkis, sont respectables à tous les titres et pour leur science et pour leur intégrité ; mais la surveillance du synode et les exigences de la Porte, auprès de laquelle ils ont compromis leur indépendance par les abus simoniaques des élections, les rendent impuissants à faire le bien.

    En 1821, le patriarche Grégoire était contraint d’excommunier la cause pour laquelle il versait son sang quelques mois plus tard.

  3. Par peuple grec, j’entends désigner, non-seulement le royaume de Grèce, mais encore la population intelligente de la Turquie d’Europe et du littoral de l’Asie. Le Grec de la Grèce, que l’Europe a jugée très-sévèrement, parce qu’après quatre siècles de servitude elle n’est pas arrivée à un degré de civilisation immédiate et qu’elle n’a pas encore produit de nouveau des Homère, des Phydias, des Sophocle ou des Aristide, n’est qu’une très-petite partie de la grande nation.