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vous avez fait, dit l’historien Nicétas, vous qui prétendez être savants, sages, fidèles à vos serments, amis de la vérité, ennemis des méchants, plus religieux et plus justes que nous autres Grecs et plus exacts observateurs des préceptes de Jésus-Christ. Les Sarrasins n’en ont pas usé de même que vous qui portez la croix sur vos épaules. Ils ont traité vos compatriotes avec humanité à la prise de Jérusalem. Ils n’ont point insulté aux femmes ni ensanglanté le temple. Comment nous avez-vous traités nous chrétiens, vous chrétiens ? »

En quittant Philoteos nous descendîmes vers le couvent de Caracallos dédié aux apôtres Pierre et Paul par Jean-Antoine Caracallos. La montagne tombe de là presque à pic, et la vue s’étend du côté de l’Orient jusqu’à Samotraki, Imbros et Tenedos.

On nous installa dans une chambre dont les divans contre l’ordinaire étaient assez confortablement rembourrés, et nous allions nous y laisser aller aux douceurs du kief, quand survint le père orateur. Cet emploi n’existe pas dans les couvents, mais le P. Nectarios eût mérité qu’on le créât en sa faveur. Depuis l’âge de dix-huit ans ce cénobite habitait la montagne, et il était fort âgé. Au dire des caloyers, qui le considéraient comme un saint, il répandait déjà une odeur d’encens : étrange illusion de la foi ! Le dogme de la procession du Saint-Esprit était le thème favori du vieillard. Il n’était pas facile de suivre son raisonnement, mais il était très-clair que le P. Nectarios disait à ce propos d’assez vilaines choses sur le compte du monastère de Lavra son voisin.

Voici la raison du peu de considération dont jouit ce dernier auprès de ses confrères. En 1277, Lavra accueillit le patriarche Veccus. Or, Veccus venait d’excommunier les Grecs qui refusaient de reconnaître le pape. Les autres couvents furent d’autant plus irrités contre Lavra que les violences qu’avait exercées Michel Paléologue[1] au nom de cette excommunication avaient déjà aigri les esprits. Les fils de Michel Comnène, Nicéphore et Jean, forts de l’appui du clergé, se révoltèrent contre Paléologue, et la lutte fut ouvertement déclarée entre les partisans de l’union et ses adversaires. Le pape Nicolas envoya quatre légats en Orient : Barthélemy de Grossetto, Barthélemy de Sienne, Philippe de Pérouse et Ange d’Orviette munis d’instructions qui se terminaient ainsi : « Vous devez prendre garde que par une lettre que nous vous adressons nous vous donnons pouvoir d’excommunier tous ceux qui troubleront l’affaire de l’union, de quelque dignité qu’ils soient, de mettre leurs biens en interdit et de procéder contre eux spirituellement et temporellement, comme vous le jugerez à propos. »

On procéda temporellement contre les moines de l’Athos, et, dans beaucoup de couvents, des fresques représentent Nicolas III dirigeant en personne les incendiaires, allégorie que les moines ignorants prennent à la lettre. À l’extrémité de la montagne un monastère est appelé Kiliandari, parce que devant ses portes on massacra mille moines.

Le P. Nectarios n’était pas le premier qui nous parlait de cette question de l’union, si souvent débattue, approuvée, puis rejetée, et tout dernièrement encore remise sur le tapis par des livres et des brochures.

Personne n’ignore que les dissidences dogmatiques ont servi de prétexte au désir qu’avait l’Église de Constantinople de s’arracher à la domination du pape et que la différence des langues, jointe à la haine ancienne des Grecs et des Latins, rendit cette séparation facile. Depuis cette séparation, et il faudrait remonter jusqu’au cinquième siècle pour en trouver les premiers germes, les conciles assemblés successivement ne cessèrent de discuter[2].

Les excommunications volaient de Rome à Constantinople et de Constantinople à Rome. En 845, Nicolas excommunie Photius, Photius excommunie Nicolas. Deux cents ans après, le pape lance de nouvelles foudres contre Cerularius ; Cerularius riposte par un anathème. Après le sac de Constantinople par les croisés en 1204, Innocent III écrit : « Dieu voulant consoler son Église a fait passer l’empire des Grecs superbéissants aux Latins humbles, superstitieux et désobles, pieux, catholiques et soumis. »

De ce jour les deux Églises sont devenues irréconciliables, et voici ce que dit à cet égard une autorité qu’on ne peut accuser de partialité pour les Grecs, l’abbé Fleury. « Deux raisons spécieuses, dit-il, engagèrent Innocent III à approuver les croisés. D’un côté on disait : Ce sont les Grecs qui ont le plus nui au succès des croisades. » D’ailleurs on disait : « Ce sont des schismatiques obstinés, des enfants de l’Église révoltés contre elle depuis plusieurs siècles qui méritent d’être châtiés. Si la crainte de nos armes les ramène à leur devoir, à la bonne heure, sinon il faut les exterminer et repeupler le pays de catholiques. » Mais on se trompa. La conquête de Constantinople attira la perte de la Terre-Sainte et rendit le schisme des Grecs irréconciliable. Cette conquête et les guerres qu’elle attira ébranlèrent tellement l’empire grec qu’elles donnèrent occasion aux Turcs de le renverser deux cents ans après. »

En effet, l’empire grec ne tarda pas à menacer ruine. Les empereurs s’adressèrent à Rome pour avoir des secours contre les infidèles. Les papes demandèrent l’union. Jean Paléologue alla à Rome et l’union fut consacrée à Florence, mais consacrée entre les évêques ; le peuple n’en voulut pas et se souleva contre Jean à son retour dans Constantinople : l’empire s’écroula en 1453.

Depuis cette époque les choses en sont au même point et rien ne fait prévoir qu’elles doivent changer, car

  1. Michel Paléologue avait fait aveugler les princes Manuel et Isaac, qui tenaient contre l’union, et cette exécution avait eu lieu devant Veccus, à qui les deux princes reprochaient qu’ils souffraient ce supplice pour la créance qu’il avait professée.
  2. Le clergé grec est aujourd’hui très-ignorant, et quelques rares ministres de ce clergé seraient en état de discuter les questions de dogmes.

    On pourra se faire une idée des griefs que lui reprochent ses adversaires en lisant l’Église orientale, par Jacques Pitzyipios. Rome, impr. de la Propagande, 1855. La vraie dissidence, la seule, est la suprématie du pape ; c’est elle qui a séparé, qui sépare et qui probablement séparera toujours les deux Églises.