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on est inévitablement fort mal. La route monte toujours d’Iveron à Philotheos et tout allait pour le mieux, quand le premier mulet arriva devant un ravin large d’un mètre environ, au fond duquel courait un torrent d’eau rapide. L’animal s’arrêta, regarda couler l’eau et ne bougea pas. Le P. Pacôme adressa au quadrupède quelques douces paroles, le P. Nyphon en vint aux reproches : immobilité complète. Enfin l’un des deux moines ayant l’idée de sauter de l’autre côté, l’animal l’imita et après lui tous ses compagnons, mais non sans douleur pour les cavaliers, dans la partie atteinte par le contre-coup. Cet exercice renouvelé plusieurs fois jusqu’à notre arrivée nous retarda, et peu s’en fallut que la herse du couvent ne fût levée et que nous ne fussions forcés de coucher dans le xenodokion (on appelle ainsi un hangar ou kervansaraï, placé en dehors du couvent, qui sert d’asile aux voyageurs attardés. Chaque soir, une demi-heure avant le coucher du soleil, les moines se réunissent et prient pour les égarés pendant que les simandres font résonner au loin les échos de la montagne. Un caloyer veille toute la nuit dans le xenodokion et donne des vivres aux hommes et de l’orge aux mulets en attendant l’ouverture des portes).

Philotheos a été fondé au dixième siècle, par trois caloyers de l’Olympe, Arsène, Denis et Philotheos. Le supérieur devait, je pense n’avoir pas beaucoup moins d’un siècle. Il avait pris une part active à la guerre de 1821, et quand il prononçait les mots d’indépendance et de liberté, son regard reprenait toute l’énergie et la fierté de la jeunesse : chose surprenante pour nous qui voyons le plus souvent les idées généreuses décroître avec l’âge et l’amour de la liberté traité d’inexpérience et de maladie de jeunesse. Il était de ceux qui, laissant leur retraite, descendirent dans la plaine tenant la croix d’une main et le fusil de l’autre. Ce fut, chose triste à dire, le petit nombre. « La pendaison d’un patriarche, dit un peu sévèrement Pouqueville, était pour quelques-uns d’eux une bonne fortune qui donnait l’espoir d’avancer aux higoumènes, parmi lesquels on choisit le haut clergé, et pourvu qu’on ne touchât pas à ses revenus, l’égoïsme monacal aurait appris sans regret le naufrage complet de la patrie. » Les quelques moines qui prirent part à la lutte se mêlèrent aux Grecs, soulevés dans la Macédoine. Diamantins, à la tête de ses Albanais, vint les appuyer, s’établit dans la presqu’île de Pallène, en face de l’Athos et battit Yousouf-bey dans une première rencontre ; mais les Turcs revinrent commandés par Abouloudoub, pacha de Salonique : la lutte fut longue, sanglante, et les Grecs durent plier devant le nombre. La panique se répandit alors sur la sainte Montagne. Les moines laissèrent Kariès, embarquèrent leurs trésors et se fortifièrent dans les couvents de Zographos et de Hierophon. Abouloudoub n’osant attaquer de front ces remparts formidables, fit faire des propositions de paix aux moines, leur jurant que leurs propriétés seraient respectées, mais qu’il était de toute nécessité qu’il mît chez eux une garnison. Ces propositions furent écoutées et une fois que le pacha eut mis le pied dans les couvents, il les livra au pillage. Heureusement les moines avaient fait transporter tous leurs trésors, leurs reliques et une partie de l’artillerie à Lavra, ce qui donna le temps à l’amiral Combasis, qui croisait devant Thasos, d’embarquer toutes ces choses. Transportées à Égine, elles furent rapportées plus tard sur l’Athos. Il est à peu près certain que la résistance, si elle eût été bien organisée, pouvait être d’un grand secours à l’insurrection grecque. L’higoumène de Philotheos, et il n’est pas le seul[1], a le bon espoir que ce qui est différé n’est pas perdu. Je lui souhaite bien sincèrement de vivre assez longtemps pour voir ses vœux accomplis.

Le plan de Philoteos, avec ses nombreux ateliers rangés autour du Catholicon, prouve que, non-seulement les industries[2] mais les arts de tous genres étaient pratiqués dans les couvents, particulièrement l’orfèvrerie et l’émaillerie. On y faisait aussi les mosaïques (psiphyses), les pâtes de verre, les terres cuites qu’on mêlait au porphyre et au marbre dans le pavage des basiliques. Aujourd’hui, outre la peinture, la gravure et l’architecture, ces deux premières tombées très-bas, la sculpture sur bois s’est seule maintenue et à un rare degré de perfection. Les moines fouillent en plein bois de vastes compositions avec une habileté inouïe ; j’ai vu au mont Athos des croix, des triptyques, des iconostases (barrière qui sépare le chœur de l’église), des stalles, vraies merveilles de patience et de fantaisie originale. Le P. Agatangelos, un maître en ce genre de travail, avait envoyé à l’Exposition universelle de 1855 un dessus de livre très-remarquable, qui fut très-remarqué et qui ne le cédait en rien au chef-d’œuvre enchâssé d’or qu’on montre dans le trésor de Kariès (voy. p. 125). Le diaconicon de Philotheos est cependant encore très-riche en orfèvrerie. On nous fit voir la couverture d’un manuscrit slave en repoussé qui est certainement la perle la plus précieuse du couvent. Nous avions déjà pu à Kariès, grâce à l’obligeance des membres de l’épistasie, reproduire deux croix, l’une émaillée sur arabesques, l’autre en bois enchâssée d’or (celle dont je viens de parler). Il y a dans ce même trésor de Kariès un brûle-encens, très-curieux de composition, représentant la Religion menacée par la Philosophie. Cette allégorie est ainsi disposée : le manche recourbé est terminé par une tête de dragon qui cherche à atteindre de sa langue fourchue le temple qui contient l’encens. Beaucoup de ces chefs-d’œuvre ont été malheureusement détruits pendant les croisades. On sait les atrocités que se permirent les croisés après la prise de Constantinople en 1204, atrocités qui se reproduisirent dans tout l’empire. Les soldats rompirent les châsses et les reliquaires pour prendre l’or, l’argent, les pierreries. « Voilà ce que

  1. L’hétairie a de nombreux affiliés dans les monastères. (Voyez pour cette association, l’introduction historique d’Alphonse Rabbe, aux Mémoires sur la guerre de l’indépendance, de M. Raybaud.) Cette vaste société secrète a été fondée par le poëte Rigas pour la régénération de la nation grecque.
  2. Dans les monastères de l’Occident, réglés sur ceux de l’Orient, il en fut longtemps ainsi, et les moines ne cessèrent de construire eux-mêmes leurs habitations qu’au treizième siècle, époque à laquelle les confréries maçonniques prirent naissance.