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tiers boisés de la montagne pour les porches sombres et humides, les cours froides et les galeries nauséabondes du monastère. Nous tombions là dans un couvent de cénobites, c’est-à-dire en plein jeûne, mais, grâce à un quartier de mouton que nous avait offert le voïvode de Kariès, nous pûmes satisfaire nos appétits de carnivores.

Les jeûnes sont très-fréquents chez les Grecs. Voici les époques des principaux carêmes, sans parler des abstinences en l’honneur de tel ou tel saint particulier à chaque couvent : deux mois avant Pâques, trente jours après la Pentecôte, quinze jours avant l’Assomption et quarante jours avant Noël. Le lait, le poisson et les œufs ne sont pas permis, en sorte que le menu se réduit aux olives, au caviar et à quelques racines et coquillages. Les Orientaux, habituellement très-sobres, souffrent peu de ce régime que nous ne pourrions supporter longtemps.

L’higoumène ne fit donc qu’assister à notre repas. C’était un bon homme sans façons, dépourvu d’instruction, mais ne manquant pas d’une certaine finesse qui lui tenait lieu d’esprit. Il nous fit, après le dîner, les honneurs de son petit État de la meilleure grâce du monde. D’abondantes explications nous étaient données par le logothète, personnage maigre, laid, mais instruit. Ce saint homme parlait avec une telle familiarité de Dieu, de la Sainte-Vierge et des saints qu’on eût pu le croire de la céleste famille, s’il n’avait pris soin de rappeler de temps en temps son origine terrestre par de bruyantes interruptions que répétaient les voûtes sonores et qui prouvaient surabondamment que l’abus des plantes crucifères est chose nuisible à la santé : le cant oriental autorise ces écarts que notre politesse réprouve.

J’ai déjà dit que la fondation d’Iveron me semblait devoir être très-ancienne. On retrouve, en effet, dans les murailles des fragments de sculpture antique provenant des ruines de la ville d’Olophizos, ce qui permet de supposer que la construction a précédé la querelle des iconoclastes qui respectaient peu l’antiquité dans ses chefs-d’œuvre. Le logothète nous dit que ce monastère avait été élevé en l’honneur de saint Jean le Précurseur, par trois Géorgiens ou Ibériens (Jean, Euthimius et Georges), των ιβηρων, des Ibériens) ; quant à la date de la fondation il l’ignorait. Cet établissement est immense et ne compte pas moins de trente églises rangées autour du catholicon. La disposition de ce dernier a été modifiée, car, à la suite d’un péristyle appuyé sur des arcs-boutants, une seule porte donne entrée dans le narthex qui se trouve, par cette économie, dans une obscurité presque complète. Il est du reste facile de voir que l’entrée principale a été murée, par le dessin transparent, sous le crépi du mur, d’une large arcade surmontée du labarum ; Il n’y a pas là de nefs latérales : le vaisseau est en forme de trèfle. Une addition curieuse (particulière[1] aux églises de l’Athos) est celle d’absides semi-circulaires ménagées derrière le chœur pour servir de sacristie et de dépôt aux vases sacrés. Au-dessus des plaques de faïences émaillées qui recouvrent les murs jusqu’à hauteur d’appui, commencent les peintures. Les peintures de ce dernier ont été rafraîchies en 1846. Je dis rafraîchies, parce que le jour où un higoumène, ami de la propreté, trouve que la décoration de son église est ternie, enfumée par le temps, il fait venir de Kariès un maître-peintre. On l’héberge lui et ses élèves et, en peu de temps, il remet les fresques à neuf. Dans l’intérieur le mal n’est pas complet : le peintre a conservé les contours des anciennes images, et s’est contenté de les remplir d’un badigeon blafard ; mais sous le porche extérieur, sa verve, ne trouvant plus de bornes, s’est livrée aux excentricités les plus étranges, sans sortir cependant des règles du Guide : il y a là une série assez peu ragoûtante de décollations, où, sans respect pour la perspective, le sang jaillit jusqu’aux derniers plans, occupés par une architecture bizarre. Ces maîtres goujats ne craignent pas de recouvrir les inspirations de Manuel Panselinos ou de tout autre maître de leurs méthodiques barbouillages, sous prétexte de restauration. Cependant ces peintures, qui ne supportent pas un examen sérieux, sont d’un effet décoratif surprenant. Ce but de la décoration, qui est le premier auquel doive tendre la peinture murale, semble avoir échappé à notre époque. On est désagréablement impressionné, quand on pénètre dans un de nos monuments religieux redécorés à grands frais, de cette mésintelligence entre l’architecte, les peintres et les statuaires ; et la réunion dans un même cadre d’œuvres faites avec talent, mais sous des inspirations diverses, produit l’ensemble le plus discordant qui se puisse imaginer. Ici le moi disparaît ; chacun comprend son rôle et s’y tient. Les raccourcis audacieux ne viennent pas rompre la simplicité des lignes architecturales, l’or s’y étale sans ambition, et la mosaïque mêle ses tons modestes aux nuances du marbre. L’ensemble est harmonieux, parce que l’inspiration est une, et ces fresques, plus que médiocres, apportent leur humble tribut au caractère monumental de l’édifice.

Ces peintures veulent joindre à ce côté matériel un autre rôle qui me semble moins complet : celui de l’enseignement. Il n’est pas un ornement, un agencement de détails qui ne soit combiné dans un sens mystique ou symbolique ; rébus impénétrable à l’œil et à la pensée dont le sens est aujourd’hui souvent perdu. Les peintures des temples sont le livre des illettrés. Pour autres choses ne sont faites les ymages, fors seulement pour montrer aux simples gens, qui ne sèvent pas l’escripture, ce qu’ils doivent croire. Ce but n’est pas rempli par les peintres byzantins, et leur iconographie est souvent très-abstraite. En voici un exemple pris dans une de leurs compositions familières. Dans le crucifiement, au pied de la croix, est ouverte une fosse remplie d’ossements sur lesquels coule le sang du Christ. Du milieu de cette fosse sort Adam enveloppé d’un suaire, il semble se ranimer au contact du sang divin. Que signifie cette allégorie ? Une légende veut que l’endroit même où fut plantée la croix, sur le Golgotha, fut le lieu de la sépulture d’Adam, et l’idée, déduite de ce fait que le sang divin vient racheter l’homme qui a commis la première faute, est

  1. On en voit cependant un autre exemple à Saint-Jean-Théotocos de Constantinople.