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VOYAGE AU MONT ATHOS,

PAR M. A. PROUST[1].
1858. INÉDIT.


Ermites indépendants. — Le monastère de Koutloumousis. — Les bibliothèques. — La peinture. Manuel Panselinos et les peintres modernes.

Chose assez singulière ! ces ermites relégués sur le haut du rocher ont trouvé des continuateurs, qui vivent loin des habitations, comme des bêtes fauves. Lorsqu’ils ne trouvent plus à se nourrir sur la montagne, ils descendent à la porte des monastères et échangent contre des légumes, de petits chapelets et des croix sculptées. Malgré l’aversion qu’ils témoignent aux moines, ceux-ci les vénèrent comme des saints. En venant du monastère russe, nous en vîmes un accroupi sur un rocher, véritable homme des bois, qui n’avait pour tout vêtement que sa barbe démesurément longue. Il est vrai que la légèreté de ce costume avait son excuse dans la chaleur de l’atmosphère.

J’ai parlé de la règle qui interdit à toute femme et à tout animal du sexe femelle l’entrée de la montagne. Il est probable que cette règle rigoureuse, dans laquelle on a cru voir un scrupule exagéré, a été une mesure toute politique pour chasser les habitants qui persistaient à rester sur la montagne, et en interdire l’entrée même aux bergers qui eussent été tentés d’y conduire leurs troupeaux.

Les monastères de l’Athos ont joué un rôle important sous les empereurs byzantins. C’est là que se recrutaient les patriarches. « On prit souvent, dit Gregoras, dans les monastères, pour les élever au patriarcat, des moines ignorants, car les princes choisissent pour les grandes places tels sujets qui leur soient soumis servilement. » Quelquefois cependant ces patriarches disposèrent de l’empire. J’aurai plus loin l’occasion de parler de la secte des Palmites, qui prit naissance sur l’Athos et agita longtemps la chrétienté orientale.

Nous pouvions observer chaque jour au couvent de Koutloumousis, à quelques minutes de Kariès, les habitudes des caloyers. Laissant le soin de l’agriculture et du jardinage aux frères lais, ces cénobites ne font absolument rien que prier. Le matin ils descendent de leurs cellules, chantent les matines, entendent la messe, vont au réfectoire, assistent aux vêpres à quatre heures, soupent à six, disent complies, se couchent avec le soleil et se relèvent au milieu de la nuit pour aller à l’église. Ces différents exercices sont annoncés par une simandre[2]. En dehors de l’eukologue (bréviaire), ils lisent peu. Il y en a cependant quelques-uns qui ont voyagé, vu, étudié et acquis une instruction sérieuse. Malgré cela les bibliothèques sont dans un état de désordre dont on ne peut se faire idée, et l’emploi de cartophilaax[3] est une sinécure.

Mais si les moines ont négligé l’étude des lettres, ils ont continué les travaux de peinture, de gravure et de sculpture sur bois qui leur ont fait une si grande célébrité. Le catholicon de Kariès donne une suite de fresques de l’époque la plus savante de l’école athonite. Ces peintures sont de Manuel, surnommé Panselinos (πανασεληνη pleine lune), né à Salonique vers le douzième siècle, date très-vague, mais que je n’ai pu avoir plus précise. Panselinos est considéré non-seulement comme le chef de l’école athonite, mais encore comme le maître de l’école byzantine tout entière. Les traditions de cette école ont été transmises dans un livre intitulé : Ερμηνεια της Zωγρανίκης Guide de la peinture[4], rédigé vers 1650, par le moine Denys, du couvent de Fourna, près d’Agrapha en Thessalie, et son élève Cyrille de Chio. Ce manuel donne les recettes pour peindre, la manière de représenter les sujets religieux et l’ordre dans lequel ils doivent être disposés. Rédigé dans le but d’empêcher la défiguration des compositions religieuses, il a lié les peintres dans un réseau de règles invariables, et fait disparaître de leurs œuvres toute inspiration individuelle.

On a cru voir dans les mosaïques et les fresques des premiers siècles chrétiens une inspiration immédiate, puisée dans les préceptes de la foi nouvelle. Il suffit d’observer attentivement ces compositions pour se convaincre qu’il n’y a dans ces longues figures au type grec, au geste pétrifié et aux draperies régulièrement plissées, qu’une appropriation maladroite des chefs d’œuvre de l’antiquité aux besoins du nouveau culte. Ce reste de style d’emprunt, et cette maladresse même donnent à ces productions un mélange de science et de naïveté qui étonne et séduit. Y eut-il dès ce temps-là un traité de la peinture religieuse indiquant certaines règles de composition immuables ? Cela n’est pas proba-

  1. Suite. — Voy. page 103.
  2. La simandre est un morceau de bois ou de fer suspendu à un chevalet, qui rend un son prolongé lorsqu’on le frappe à l’aide d’un marteau. Les cloches furent en usage de bonne heure en Occident, et les premières sont, je crois, attribuées à saint Paulin, évêque de Nole, au cinquième siècle ; mais les caloyers de l’Orient, très-attachés aux premiers usages du christianisme, se servent toujours de la simandre. Cet instrument est très-ancien ; on en a trouvé plusieurs dans les ruines de Pompei.
  3. On doit cependant à l’archimandrite Porphiry, du couvent russe, une connaissance assez exacte d’un certain nombre de manuscrits et de chrysobulles renfermés dans quelques couvents de l’Athos. Il en a fait un catalogue en langue russe publié à Pétersbourg en 1847. Ce catalogue a été traduit en allemand par Miklowich dans sa bible slave (Vienne, 1851 ; in-8o). Le gouvernement français a envoyé deux personnes au mont Athos : M. Minas Minoidès, qui a rapporté quelques manuscrits, et M. Lebarbier, de l’école d’Athènes, dont les recherches ont été incomplètes.
  4. M. Didron a donné une traduction de ce livre en 1839.