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(que les augures soient bons), nous étaient adressés par les curieux que le bruit de ce convoi de tchelebis avait attirés sur leurs seuils.

Après trois heures de marche pénible dans les sables, sous un soleil de plomb, nous arrivâmes au Kiarvan-Saraï de Vasilika. Vasilika est un hameau de dix ou douze maisons au plus, relevé sur les ruines qu’en fit en 1821 Achmet-Bey. Quelques familles grecques l’habitent. Le sol est riche, fertile, planté de vignobles et de figuiers, et l’eau y descend en abondance de la montagne.

Sous cette oasis verdoyante, un groupe de femmes se reposaient près d’un arabas. Nous cherchions à les deviner sous leur voile transparent, quand, à la vue des Albanais, elles s’enfuirent, preuve du respect qu’inspirent les agents de l’autorité turque…

À mesure qu’on s’éloigne de la mer, les habitations deviennent rares, le myrte pousse librement dans cette terre féconde que méprise la charrue, et ce n’est qu’à Galatz qu’on retrouve l’agriculture et son cortége mugissant : Galatz est adossé au mont Disoron, au fond d’un cirque gigantesque. Ses maisons, éparpillées sur le rocher, et surmontées d’une énorme tour qui projette dans la vallée son ombre trapue et massive, lui donnent l’aspect d’une petite ville…

…Le lendemain, quand nous partîmes, le brouillard enveloppait encore la montagne, mais le soleil ne tarda pas à devenir ardent comme la veille, et nous mîmes pied à terre à Nedgesalar pour prendre une tasse de ce café léger qu’on sait faire bon en Orient dans la plus pauvre cabane. Il nous fut servi par une grande fille assez laide, mais dans la plus jolie cafetière du monde, vraie merveille de poterie dont la forme ovoïde rappelait les anciens types grecs.

À partir de Nedgesalar le sentier va toujours en montant, et nous remarquions qu’en sens inverse de la végétation, qui se rabougrit et se ratatine par degrés à mesure qu’on approche des hauts sommets, les hommes ont les épaules plus larges, le regard plus fier et la démarche plus assurée, la tyrannie oisive qui courbe et flétrit ayant d’ordinaire le pied peu montagnard. Mais comme il n’y a pas de règle sans exception, nous n’avions pas fait un kilomètre, que la première partie de nos observations se trouva de tous points inexacte, et que nous entrâmes sous un couvert d’arbres, tels que nous n’en avions encore vu dans aucune vallée. On se ferait difficilement une idée de ces monstrueux colosses entrelacés et enchevêtrés les uns dans les autres comme les serpents de la tête de Méduse. Quelques-uns ont monté droits, unis, comme d’un seul jet, par l’échappée que leur laissaient les voisins ; d’autres, moins heureux, refoulés par de plus forts, se sont contournés, tordus en rameaux courts, énormes, boursouflés aux extrémités, et la séve faisant irruption a ouvert dans leurs flancs de larges cratères béants ou mis à nu des excroissances informes. Sous cette végétation tourmentée fleurissent, comme en une serre chaude, le rhododendron à fleur pourpre, l’airelle rouge et l’amaryllis.

Au sortir de ce ligneux orage nous attendait un de ces spectacles géographiques qui surprennent sans émouvoir. L’Athos[1], semblable à un sphinx accroupi dans la mer, s’étalait à l’horizon dans toute sa longueur : jusqu’à lui les vallées se succédaient nombreuses comme les sillons d’un champ labouré ; à droite, on découvrait toute la presqu’île de Pallène et, à gauche, Orfano, au bout d’un golfe arrondi au compas : tout, même au plus loin, était baigné d’une nappe de lumière limpide et transparente. On suit encore de là, à chaque pas, les traces de l’incendie de 1821. Les Turcs ont appliqué la sinistre parole de Makmoud : « Fer, feu, esclavage », ont tout détruit jusqu’à Polyhieros (ancienne Olynthe).

Le soir, à neuf heures, nous traversions la rivière de Doutlitchaï (de la mûre noire), quand un pappas qui passait par là nous dit que nous étions venus trop sur le sud-est, qu’il nous fallait gagner la plage de Gemati, et que près de là nous trouverions le village d’Agios-Nicolaos ou nous pourrions passer la nuit. À minuit nous arrivions audit village, mais là, complication imprévue ! les maisons étaient encombrées de vers à soie. On nous déblaya bien deux chambres de ces hôtes incommodes, mais on oublia d’en chasser les puces, punaises, pucerons et maringouins qui n’eurent garde de nous oublier, étant conviés à un festin assez rare pour eux. Je compris à ce moment la distance que mon ami C… met entre ces deux mots : Voyage… d’agrément ; mais toute peine a sa récompense, et, ne pouvant dormir dans cette magnanerie, nous eûmes le loisir d’admirer aux premiers rayons du soleil les cocons rangés sur des claies comme autant de petites bulles d’or.

Une tartane qui chargeait du bois tout près de là, à Vorvourou, nous offrit de nous faire traverser le golfe de Monte-Santo. Nous attendions à l’ombre d’un platane que les vents nous fussent propices, quand nous vîmes arriver le P. Gédéon, haletant, essoufflé, ruisselant et les pieds gonflés. Il était venu de Salonique à pied en suivant la côte. C’était au fond un assez bon homme que ce P. Gédéon, malgré sa malpropreté, et cette malpropreté même était peut-être une vertu. Saint Basile n’a-t-il pas dit : « Que l’humilité du moine paraisse dans tout son extérieur, qu’il ait la tête mal peignée, l’habit sale et négligé. » Il nous donna de nombreux renseignements sur sa Thébaïde, nous dit d’abord qu’on y vivait très-vieux, d’accord en cela avec Élien qui constate que les habitants de l’Athos étaient appelés Macrobi, ensuite qu’il y avait au milieu de la montagne un village peuplé de moines, appelé Kariès, de Καρα, tête, et outre les vingt monastères qui garnissaient la montagne un grand nom-

  1. Les anciens dont l’oroogie était loin d’être parfaite prétendaient que de la cime de l’Athos on voyait le soleil trois heures avant son lever. Ce qui a pu accréditer cette erreur, c’est que cette montagne qui, d’après les calculs récents du capitaine Gautier, n’a en réalité que deux mille six cents mètres d’élévation, semble, par sa position isolée au-dessus de la mer, plus élevée qu’aucune montagne de l’Orient. Sophocle, Pline et Plutarque disent que son ombre atteignait la place publique de Mirina à Lemnos. (Voir à cet égard les calculs de Choiseul-Gouffier et les travaux de M. Delambre. — Choiseul-Gouffier, Voyage dans l’Empire Ottoman, vol. II, p. 246 ; Ed. Aillaud, 1852.)