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cinq enjambées et saisir délicatement un crocodile entre deux doigts, ils vous répondront que la mère du genre humain avait bien le droit d’avoir une stature un peu supérieure à celle de leur femme ou de la vôtre. C’est assez logique pour des Arabes.

Je quitte Djeddah le 28 février, et le lendemain, mes yeux fatigués des sables rougeâtres se reposent avec bonheur sur une plage basse, verdoyante, où la mer vient presque baigner des tapis de hautes graminées. Une jolie baie s’ouvre devant nous, le bateau double un cap où s’élève le dôme blanc d’un santon, et une demi-heure après nous débarquons sur le quai du Mufti, à Souakin, où la curiosité a attiré une foule de spectateurs à tuniques aussi blanches que leur peau est foncée.

Guillaume Lejean.




VOYAGE AU MONT ATHOS,

PAR M. A. PROUST.
1858. — INÉDIT.


Salonique. — Juifs, Grecs et Bulgares. — Les mosquées. — L’Albanais Rabottas.

À l’extrémité de la péninsule Chalcidique, entre Orfano et le cap Felice, s’élève au-dessus de la mer une montagne, connue chez les anciens sous le nom d’Athos, et appelée depuis Αγιονορος ou Monte-Santo, à cause de sa population exclusivement composée de religieux. Ces religieux, sous les empereurs byzantins, ont aidé au mouvement des lettres et des arts qui prépara la Renaissance, et possèdent encore aujourd’hui de riches bibliothèques et une école de peinture.

J’avais formé, pendant mon séjour en Grèce, le projet de visiter leurs couvents, et, le 9 mai 1858, après m’être muni à Constantinople de lettres patriarcales, sans lesquelles on court le risque d’être mal accueilli des moines, je quittai Pera avec mon ami Schranz et le drogman Voulgaris. Schranz devait m’aider à reproduire les peintures par la photographie ; Voulgaris se chargeait de la linguistique et de la cuisine. Notre projet était de toucher à Salonique, et de là de gagner l’Athos par terre.

Le 10 nous entrions dans le golfe Thermaïque, et le lendemain nous doublions la pointe de Kara-Bournou.

Derrière cette pointe, au fond d’une large baie paisible comme un lac, Salonique[1], ceinte d’un cordon de murs bastionnés, s’étage en amphithéâtre sur les flancs arides du Cortiah. Cette ville, déchue de sa splendeur, a un air de coquetterie surannée assez étrange ; ses maisons décrépites, ridées et replâtrées, semblent se pencher complaisamment pour refléter leur image dans la mer ; agaceries perdues, car, à part quelques vieux courtisans qui viennent là par habitude chercher les soies de Serrès et le tabac de Yenidjé, la rade est vide. Nulle part le proverbe grec : Là où l’osmanli met le pied, la terre devient stérile, ne trouverait une application plus juste. Le sol est sans culture, coupé de flaques d’eaux croupissantes, l’air chargé de miasmes putrides. Aussi, pendant les chaleurs de l’été, un grand nombre des habitants, fuyant les fièvres, se retirent à l’ouest de la ville dans un faubourg appelé Kalameria (beaux lieux). De ce côté, en effet, de joyeuses touffes de platanes, groupées selon le caprice des pentes, dessinent le cours du Vardar et respirent la vie, tandis qu’au levant de maigres cyprès cachent mal les cimetières, ce qui indique bien clairement que c’est de là que vient la mort.

La ville est partagée en deux par une rue qui s’étend de l’est à l’ouest, parallèlement à la mer. Cette rue est grande, régulière, bordée de boutiques à auvents, et terminée à chacune de ses extrémités par un arc de triomphe. C’est là l’endroit vivant, le quartier animé de la villa ; ailleurs le silence est complet, les rues sont désertes, étroites et taillées à pic dans le rocher. On ne s’explique cette préférence pour la ville basse que par la difficulté d’atteindre les quartiers hauts ; car les immondices entraînées par la pente naturelle font de la première un véritable égout, et il n’est rien de plus sale que cette large rue et le bazar qui l’avoisine, si ce n’est la population qui l’anime. Cette population est en grande partie composée de juifs. « Le grand nombre de juifs, dit naïvement Hadji-Kalfa[2], est une tache pour la ville, mais le profit qu’on retire de leur commerce fait fermer les yeux aux vrais croyants. »

Au milieu des Bulgares et des Grecs, confondus par un costume noir comme un vêtement de deuil, on reconnaît les juifs à leur coiffure faite d’un mouchoir de coton roulé en turban, à leur veste bordée de fourrures, et surtout à ce nez proéminent qu’ils ont conservé

  1. Salonique, ancienne Thermès ou Thessalonique. Philippe avait donné le nom de Thessalonique à sa fille en mémoire d’une victoire remportée sur les Thessaliens (θεσσαλος, Thessaliens ; νίχη, victoire), et Cassandre, gendre de Philippe, fit donner le nom de sa femme à la ville de Thermès.
  2. Hadji-Kalfa, savant Turc de Constantinople, grand trésorier d’Amurat IV, a publié de nombreux ouvrages, entre autres une Géographie et une Histoire de Constantinople.