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outre les précédents moyens de transport et de nouveaux mulets, une lettica, c’est-à-dire une voiture sans roues, portée par deux mules à l’avant et à l’arrière, et pouvant contenir deux voyageurs en face l’un de l’autre. Une troisième mule ouvre la marche et porte les bagages et le conducteur. Un muletier, à pied, armé d’un long bâton, dirige les bêtes et les anime de ses cris. Cette singulière voiture, dont on trouve des représentations dans des manuscrits français du quatorzième siècle, marche, comme on le pense bien, fort lentement ; elle a de plus l’inconvénient de se pencher dans sa longueur suivant les accidents du terrain, et les sonnettes pendues au cou des bêtes font un bruit assourdissant.

La route n’a guère d’intérêt jusqu’à Castelvetrano, ville bâtie sur un rocher, à six kilomètres de la mer, et moins peuplée, mais plus étendue que Trapani.

Avant d’arriver aux ruines de l’antique Sélinonte, les plus importantes de la Sicile, avec celles de Ségeste, d’Agrigente, de Syracuse et de Taormine, je vais usiter en société de M. l’abbé Viviano, antiquaire instruit et obligeant, la carrière d’où ont été tirées les colonnes des temples de Sélinonte. On y trouve de nombreux tronçons de colonnes ; ils ont plus de 3 mètres de diamètre. Les uns tiennent encore à la roche, dont ils ne sont séparés que dans leur hauteur, d’autres sont isolés et renversés sur le côté ; d’autres, qu”on avait commencé à rouler vers Sélinonte, située à plus de 8 kilomètres, gisent à quelque distance de la carrière.

Sélinonte, dévastée deux fois par les armées de Carthage, ne s’est point relevée. Sur une colline, qu’occupait jadis l’Acropole, on voit des restes de murailles, de portes, d’amphithéâtres, d’escaliers descendant à la mer qui a encombré le port d’un sable mouvant, de tombeaux et de temples, portant encore la trace d’antiques peintures. Sur un plateau, séparé de l’Acropole par le fleuve Belici, il y avait trois temples disposés sur des lignes parallèles à peu de distance l’un de l’autre ; ils sont aujourd’hui écroulés, mais quelques colonnes restées debout, des métopes retrouvées sur le sol, attestent leur ancienne magnificence. Le plus grand, long de 111 mètres, large de 49, avec 17 colonnes de côté et 8-6 de face, est un des plus vastes de l’antiquité grecque ; il mérite bien le nom de Pilieri dei Giganti que les paysans donnent aux temples de Sélinonte. La plage est désolée par la mal’aria ; une tour, connue sous le nom de Torre de’Pulci, et de misérables cabanes, sont les seuls réduits qu’osent occuper quelques paysans pâles et amaigris.

Mes compagnons me quittèrent au pont du Belici, et je continuai mon chemin dans la direction de Sciacca, tantôt dans les montagnes, tantôt sur le bord de la mer, quelquefois à travers des cantons couverts de vignes, de chênes verts, de sumacs, d’amandiers, d’oliviers, de pistachiers et de caroubiers.

Sciacca s’élève sur une éminence abondante en sources thermales sulfureuses qui domine le port, à la place qu’occupaient les Thermæ Selinontinæ, la patrie d’Agathocle. On y fabrique des vases d’une terre légère et poreuse qui rafraîchissent les liquides, comme les alcarazas espagnols.

Je franchis en une journée la distance de 42 milles qui sépare Sciacca de Girgenti, en m’arrêtant seulement pour le repas dans le pauvre village de Montallegro. On chemine tour à tour sur le sable ou sur les galets de la plage, et dans des pays déserts, ou des montagnes gypseuses et arides. Mais la mer, que l’on a souvent sous les yeux, est toujours belle, le ciel toujours splendide ; de temps en temps on rencontre des rizières à demi inondées, de vastes et verdoyants pâturages, des ruisseaux bordés de lauriers-roses, ou, comme disent les Italiens, des fiumi, le Calata-Belotta, le Platani, et un lac qui porte le nom de Gurgo di Marco.

Au coucher du soleil, nous parvînmes au môle de Girgenti, et, une heure après, nous entrâmes dans la ville même.


Girgenti (Agrigente).

L’emplacement qu’occupe Girgenti n’est pas tout à fait celui où se trouvait jadis Agrigente. La ville antique, fondée 582 ans avant Jésus-Christ, et dont le nom grec Acragas est celui de l’un des deux cours d’eau qui baignent son territoire, était bâtie sur un point moins élevé et plus rapproché de la mer. La cité moderne, où l’on compte 18000 habitants, est sale, mal bâtie et mal pavée ; une rue qui la traverse irrégulièrement dans toute sa longueur est seule abordable en voiture ; les autres rues ne sont que des chemins étroits et boueux. Les femmes que l’on rencontre dans les rues (et il faut dire que l’aristocratie ne sort pas ou ne sort guère qu’en voiture), sont mal vêtues : aucune ne m’a paru jolie. Elles laissent leurs cheveux en liberté, après les avoir coupés assez près de la tête, et cette crinière touffue et inculte n’a rien de charmant. Leur peau brune et cuivrée se flétrit avant l’âge. Elles portent des mantes comme dans le reste de la Sicile ; le plus souvent ces mantes sont courtes et de couleur blanche.

La population de Girgenti se compose en grande partie de propriétaires de terres, de fermiers et de journaliers. Les Agrigentins mènent une vie retirée, priant beaucoup, dépensant peu et n’apprenant rien. Leur ignorance est proverbiale.

Girgenti possède 46 églises, 15 monastères et 17 confréries.

La cathédrale, placée sur un sommet, passe pour avoir été construite avec les pierres d’un temple de Minerve. J’y remarquai deux toiles attribuées au Guide, un tombeau antique sans inscription ni sculptures, un éléphant en marbre blanc, haut de soixante-cinq centimètres, et un très-beau sarcophage servant aujourd’hui de baptistère, et sur lequel est représenté le drame de la mort d’Hippolyte.

Les restes de l’antique Agrigente sont épars dans la campagne. Je dus, pour les visiter, me faire accompagner par un guide pris dans la ville. Nous descendîmes par un joli chemin bordé d’oliviers et d’amandiers ; nous traversâmes des champs fertiles, et après une demi-heure de marche, nous étions au milieu des tombeaux et des temples.