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Grâce à ces particularités l’oiseau fait, pour ainsi dire, partie des castes privilégiées ; car il peut marcher fièrement dans les rues, au milieu des groupes, sans que personne lui fasse du mal : il y a, en effet, une amende de cinquante roupies contre celui qui se permettrait une telle injure ; le tuer serait un crime. Au reste, la ville de Calcutta ne saurait être trop reconnaissante envers ces oiseaux : ce sont eux qui ramassent, au milieu des ordures, les débris d’animaux et de volaille ; sans eux, ces immondices, eu égard à la paresse et à l’insouciance des habitants, risqueraient fort d’encombrer les rues et d’empoisonner l’atmosphère jusqu’au jour du jugement dernier.

« Mais ces balayeurs à deux pattes ont la conscience de leur importance et de leur utilité : le palais du gouverneur est leur résidence favorite. De ma fenêtre, située vis-à-vis, combien de fois ai-je été témoin des inconvenances que ces hôtes sacrés se permettaient sur la tête du lion britannique, quand, le matin, ils garnissaient la terrasse du palais ! Ces oiseaux funèbres et irrévérencieux sont au nombre de 5 000 à 6 000 ! Le gouverneur lui-même a le plus profond respect pour cette garde d’honneur ; car il n’ose pas une seule fois mettre le nez à la fenêtre pour voir ce qui se passe au faîte de sa demeure.

« Je fus tiré de ma contemplation par un bruit qui ressemblait assez à un pétillement ; derrière moi un cadavre venait d’être placé sur le feu. Deux autres étaient déjà exposés aux flammes ; et le brasier était attisé par un couple d’hommes noirs comme l’ébène ; alentour, sur des claies de paille ou sur le sol, gisaient les cadavres attendant leur tour ; ils étaient complétement déshabillés, quoique les classes aisées seules fassent brûler les corps de leurs proches, tandis que les autres se contentent de les jeter à l’eau. Mais n’allez pas croire que cette crémation ait le moindre rapport avec la cérémonie usitée à Rome en pareille occasion ! Là c’était une coutume pieuse ; les enfants, les frères, les parents, les amis, les serviteurs, en un mot tous ceux que des liens de parenté ou d’affection attachaient au défunt, se pressaient autour du corps, en deuil et en larmes, les cendres étaient soigneusement recueillies ; une pierre recouvrait l’urne qui renfermait ces restes.

« Mais dans l’Inde personne ne paraît s’inquiéter du mort, sauf ceux qui sont occupés de la crémation même ; car, ainsi que j’ai pu l’observer, on n’y voit que rarement un parent du défunt. D’ailleurs, nulle part dans l’Inde, les cadavres ne sont respectés ; on cherche à s’en débarrasser le plus vite possible ; on y va même avec tant de promptitude que souvent on dépose sur la rive des personnes qui ne sont pas tout à fait mortes. Si, ce qui arrive quelquefois, elles reviennent à la vie, elles ne peuvent pourtant pas rentrer dans l’enceinte de la ville ; il leur faut émigrer dans un district lointain situé sur les bords du Gange, où des villages entiers sont formés à l’aide de ces ressuscités ; les Hindous méprirent et fuient les endroits ainsi peuplés. Autrefois, on pouvait brûler les corps en n’importe quel endroit de l’Ougli ; mais aujourd’hui les ordonnances de police interdisent l’accomplissement de cette cérémonie sur un point autre que l’endroit spécial dont j’ai parlé.

« C’est seulement quand je quittai ce triste lieu et que je me trouvai au milieu d’une atmosphère plus pure, que je sentis de quelle odeur infecte mes vêtements avaient été imprégnés. »

G. Depping.




LES ÎLES ANDAMANS,

OCÉAN INDIEN,
D’après des documents nouveaux[1].

AVANT-PROPOS.

Il y a des peuples dont le nom seul excite l’effroi et qui gagneraient assurément à être connus. Ce n’est certes pas la réputation que les anciens géographes ont faite aux pauvres Andamans qui a dû décider le gouvernement de la Grande-Bretagne à choisir leur île pour en faire un lieu de déportation où l’agriculture pourrait fleurir. Si l’on justifie le renom d’implacables anthropophages qu’on leur a fait, l’établissement qu’on veut fonder parmi eux peut devenir un pénitencier bien sévère ! À la suite des derniers événements, nombre d’Hindous pris les armes à la main durent être transportés, il y a deux ans, hors de leur pays : on voulait non-seulement les éloigner des lieux où s’était manifestée la révolte, mais il fallait, disait-on, les traiter avec rigueur et faire sur eux un exemple. Dans ce but, et sur une renommée de sauvagerie redoutable, le séjour inexploré de ces peuples noirs des Andamans, dont la race contraste avec celle des Hindous, a été désigné pour recevoir les soldats révoltés. Si l’on en croit Balbi, qui n’a fait que compulser d’antiques relations, les îles Andamans servent de refuge à une race cruelle, incapable de se laisser toucher par la pitié et immolant sans hésitation pour les faire servir à leurs festins de cannibales, les hôtes malheureux que la tempête leur envoie. Nous allons voir ce qu’il y a de vrai dans de pareils récits. Ce qui paraît certain, c’est que les Andamans prétendent conserver leur indépendance et ne se soucient nullement de devenir les geôliers d’un peuple envahissant.

  1. Nous devons ces indications précieuses et les photographies qui les accompagnent à M. O. Mallitte ; quelques passages seulement de ce récit, traduits en anglais d’après le manuscrit, ont déjà été insérés dans l’Illustrated London News.