ment qu’une vigie et une tour destinée aux expositions dont j’ai parlé. La pluie a lavé toutes les traces sanglantes, et je n’y remarquai qu’un écoulement laiteux partant d’un rocher de la base, vers le sud-ouest, je crois, et que l’on constate sur divers monuments de ce genre bâtis sur la même nature de rocher, notamment à la Rosapha de Scutari. La légende est partout la même, avec quelques variantes.
Pendant qu’on bâtit la tour, un mauvais génie renverse chaque nuit le travail fait la veille. Les ouvriers se réunissent en conseil, et décident que, pour faire cesser le maléfice, on enterrera vivante dans les fondations la première femme qui passera. La victime se trouve être précisément l’épouse jeune et bien-aimée du chef des ouvriers, qui, engagé par un serment terrible, est obligé de travailler lui-même à l’effroyable tâche. La jeune femme ne se plaint pas, mais elle demande seulement qu’on laisse à la hauteur du sein une ouverture imperceptible qui lui permette d’allaiter son enfant. Depuis, le lait coule sans cesse… La forteresse, sanctifiée par un sacrifice humain, s’élève alors triomphante et se rira des efforts du démon et des hommes.
Ce ne sont pas seulement des têtes turques qui ont orné la tour grise : tous les ennemis du Monténégro y ont fourni leur contingent. En 1807, c’étaient les Français possesseurs de la Dalmatie et protecteurs incommodes de Raguse : lancés contre nous par la Russie, les Monténégrins attaquèrent nos troupes près de Bergato et les refoulèrent dans la place. La réputation de bravoure des Français était telle, que le chant composé à cette occasion a été pendant près de cinquante ans le plus national des Tsernogortses : ce fut une véritable ivresse, comme celle des soldats romains après une victoire insignifiante sur nos aïeux : Mille Francos… semel occidimus. Les Monténégrins, gens pratiques, utilisèrent des têtes coupées de nos soldats… pour jouer à la boule. « On a raison de dire que les têtes françaises sont légères, disaient-ils avec de gros éclats de rire : il est certain qu’elles roulent bien ! » Aujourd’hui, je n’ai pas besoin de le dire, les rapports sont plus aimables, et les Tsernogortses nous aiment autant qu’ils nous ont haïs autrefois. Les Autrichiens ont eu leur tour il y a vingt ans. Le vladika leur avait vendu, de sa propre autorité, quelques terres de son domaine épiscopal ; quand les arpenteurs se présentèrent, ils furent reçus à coups de fusil : il fallut envoyer contre les montagnards de vieux régiments qui éprouvaient de sanglants échecs, et la tour eut sa guirlande de têtes de grenadiers tudesques.
Mes affaires me rappelaient à Raguse : je pris congé du prince qui me réitéra avec effusion ses protestations de sympathie pour la France et les Français, et ses assurances de bienveillant accueil. « Je dois beaucoup à la France, me dit-il plusieurs fois ; je puis dire que son intervention m’a sauvé dans la guerre actuelle.
— Votre Altesse, lui dis-je, s’exagère obligeamment des services qui ont pu lui être rendus : un peuple comme le vôtre ne doit son salut qu’à lui-même. La France, en tête des peuples civilisés, a salué de ses sympathies l’héroïsme du Monténégro se défendant contre une agression perfide : mais Grahovo a plus avancé la solution que tous les diplomates du monde. La nation tsernogortse est vaillante, et on sait qu’il faut compter avec elle.
— Sans doute, me répondit-il, nos hommes sont braves ; mais ce n’est pas assez. Entourés de haines et de malveillance, privés de communications avec la mer, nous avons vu le moment où les armes allaient nous manquer. Nous serions morts avec honneur, mais enfin nous serions morts ; si nous vivons, je vous le répète, c’est à la France que nous le devons, et je ne l’oublierai jamais. Je vous ai reçu comme un frère, parce que vous êtes Français ; dites bien à vos compatriotes quels sentiments on a ici pour eux. »
Je quittai avec une véritable émotion ce glorieux coin de terre où tout un peuple pratiquait, sans jactance et sans effort, les fortes et fières vertus qui fondent les nations sur des bases inébranlables. J’avais vu de près le jeune chef qui excitait en Europe tant de curiosité et de sympathie. J’aurais voulu avoir le loisir d’étudier plus à fond la transformation qu’il fait subir à son pays, et juger par moi-même une crise qui a ses détracteurs comme ses approbateurs. Le résultat le plus visible des réformes de Daniel Ier a été une centralisation du pouvoir qui lui permet d’éviter ou d’atténuer ces interminables petites guerres de frontières, luttes dont la diplomatie turque se faisait un prétexte pour se réserver le droit permanent d’agression contre le Monténégro. À cette autonomie de fait qui la maintenait dans la situation toujours inquiète d’une sentinelle perdue, la principauté a joint une sorte d’existence légalisée par les États européens parmi lesquels elle a pris rang : garantie précieuse d’une sécurité qui lui permettra de développer dans la paix ses forces productives et ses éléments de bien-être.
Mais ce nouvel ordre de choses a un danger : l’affermissement d’une dictature temporaire au début et féconde entre les mains d’un homme aussi pénétré que Danilo de la hauteur de sa mission, serait un malheur, du jour où le pouvoir passerait à un souverain d’un caractère ou d’un patriotisme douteux. Reste à savoir, il est vrai, si la nation continuerait sa confiance illimitée à une médiocrité stérile ou malfaisante : il est permis d’en douter, quand on a vu ces homériques figures de vitèzes et de iounaks qui ont gardé au fond de l’Illyrie l’esprit et les mœurs des croisades. La garantie de l’avenir est là ; et malgré les sinistres prédictions de la presse turque et autrichienne, on n’aura pas à reprocher à Daniel Ier d’avoir spéculé sur l’altération du caractère national.
Je quittai Tsettinie sur un cheval que m’avait courtoisement prêté le prince, et escorté d’un robuste perianik, je pris le sentier tortueux, mais assez bien tracé, qui mène à Cattaro et aux terres d’Autriche. Je ne répéterai pas ce que j’ai dit plus haut des admirables aspects des montagnes que je traversai. Je fis une courte halte à l’auberge d’un joli petit village qui borde le sentier. L’aubergiste, vieille moustache du meilleur air et qui avait dû, il y a quarante ans, laisser de rudes souvenirs dans maint village musulman du nord, fabriquait des