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Tsettinie, capitale du Monténégro. — Ses habitants. — Le palais. — Le prince Danilo. — La belle Darinka, souveraine des Monténégrins. — Une auberge. — La vallée de Niegosch. — Cattaro.


La capitale du Monténégro ne paye pas de mine : c’est probablement le plus petit village qui existe dans la principauté. Ce ne fut longtemps qu’un monastère, résidence préférée des Vladikas qui avaient l’avantage d’y être fort loin des Turcs et à l’abri d’une surprise. Peu à peu, sept ou huit maisons se groupèrent autour de l’évêché : aujourd’hui, il y en a seize en tout, encore si l’on en défalque les édifices publics, le monastère, le palais, l’arsenal, l’hôtel des voyageurs, la maison du ministre, il n’en reste pas une douzaine pour les constructions privées.

Si la ville n’est pas grande, elle est du moins régulièrement bâtie. Elle forme une sorte de T et se compose de deux rues se joignant à angle droit : au point de jonction est une place triangulaire, au milieu de cette place un arbre, sous l’arbre un puits qui représente assez bien le forum de Tsettinie. Le seul édifice notable qui décore cette place est l’hôtel des Voyageurs, maison construite en style européen, et qui date seulement de ces dernières années, depuis que quelques touristes ont eu l’heureuse idée d’aller chercher au Monténégro ce pittoresque qui devient rare en Occident. L’hôtel est confortable, et l’hôte est un Serbe dalmate à figure réjouie, fort peu polyglotte, mais avec lequel les voyageurs peuvent se donner l’agrément d’une conversation vive et animée, par signes. On ne saurait s’imaginer à quel point, en semblable occurrence, un peu de dessin peut être utile.

Quand on a du temps de reste, on a la ressource de se mettre à la croisée et de regarder — tout est relatif — le boulevard de Tsettinie. Autour du puits, quelques jeunes filles à la beauté un peu masculine, à la taille souple et robuste à la fois, viennent puiser de l’eau et surtout échanger ces petits commérages dont une gracieuse moitié de l’espèce humaine ne se fait pas plus faute à Tsettinie que dans toute petite ville de France. Je ne jurerais pas que bien des œillades ne s’échangent pas entre ce groupe et celui qui, à quatre pas de là, cause politique sous prétexte de suivre les émouvantes péripéties du jeu de boules. Autour des joueurs en petite tenue, les élégants du lieu, beaux jeunes gens formidablement armés, fument le tchibouk, discutent les coups, et, incidemment, causent de la question d’Orient, de la révolte de la Bosnie, des dispositions de la France, du nouveau pacha de Scutari et du massacre de Kolachim. Sur une belle pelouse qui s’étend au bout de la rue, des guerriers d’un âge plus mûr sont assis en rond : de loin, on croirait voir un banquet ; de près, on reconnaît que ces pères de la patrie, sénateurs, perianites (gardes du prince), ou simples paysans, se livrent aux douceurs d’un lansquenet indigène.

Un dernier groupe, rangé le long du banc qui règne à l’extérieur de l’hôtel, attire les yeux par son costume étranger, son attitude sculpturale et une certaine tristesse fière qui fait penser aux grands exilés de l’antiquité. Ce sont, en effet, des suppliants, des députés des villages chrétiens de l’Herzegovine, Piva, Skoranzi ou Drobuiak, qui sont venus implorer la protection de Danilo contre leurs tyrans. Prestige merveilleux d’un héroïsme heureux ! Ce chef de quelques montagnes presque désertes est aujourd’hui l’arbitre de la paix et de la guerre dans la Turquie occidentale, et l’inaction à laquelle la diplomatie européenne l’a obligé après sa victoire n’a point affaibli les espérances ardentes que les chrétiens d’Orient ont fondées sur lui.

Je rentrai tard à l’évêché, un peu inquiet de la façon dont je me présenterais à Leurs Altesses, et non sans cause. Deux jours du voyage que j’ai dit avaient fait de moi le touriste le moins présentable qu’on puisse imaginer. Mon meilleur habit avait perdu trois boutons sans compter une manche un peu effrangée : et quand j’avais voulu chercher un Humann à Tsettinie, on m’avait un peu dédaigneusement répondu que les Tsernogortses avaient mieux à faire que de coudre des vestes, que c’était bon pour des Schwabi (Allemands), et que quand un Monténégrin avait besoin d’un habit, il allait l’acheter à Cattaro. Il y avait évidemment un peu de pose dans cette profession de foi héroïque, mais il fallait m’en contenter. Puis, mon chapeau menaçait de ressembler beaucoup trop à une coiffure devenue populaire chez nous sous le crayon de Daumier : et, pour comble, mon excursion à Boga m’avait valu, grâce à mon fez, un coup de soleil qui avait suivi sa marche régulière : j’étais au moment de la mue, et sans moyen de la hâter. Il fallait me présenter, dans une tenue de chef de claque, le front feuilleté, devant un prince souverain et une jeune femme élégante, peut-être rieuse ! Je pris mon courage à deux mains, et je suivis M. Delarue au palais. Nous traversâmes une cour où reposaient, sur leurs affûts, les canons turcs pris à Grahovo, et nous entrâmes. Deux superbes perianites, accroupis sans façon au bas de l’escalier, se levèrent prestement pour nous présenter les armes, et nous entrâmes au salon de réception, où, après quelques minutes d’attente, je vis entrer le prince, la princesse et un grand jeune homme portant l’uniforme du collége Louis-le-Grand : c’était leur neveu Nikitza Mirkowich, l’un des jeunes Monténégrins envoyés en France pour y faire leur éducation.

Le prince m’adressa, en fort bon français, quelques paroles de bienveillante courtoisie, et me déclara que j’étais son hôte et son convive pendant tout le temps que je passerais Tsettinie ; puis nous passâmes dans la salle à manger, servie à la française. Je crains bien que la gracieuse souveraine des sept-nahiés ne se soit aperçue, à ce souper, d’une préoccupation fort innocente à coup sûr, mais fort inattendue chez un chargé de mission de l’Institut de France : celle de dérober à ses regards une manche d’habit qui n’était pas précisément dans les conditions d’une réception officielle. Je retrouve quelques lignes que j’écrivais, à peu près à cette date, sur le jeune successeur de Pierre II :

« Danilo Petrovich Niegosch a aujourd’hui vingt-sept ans. C’est un jeune homme de petite taille, bien fait, blond, d’une physionomie mobile assez difficile à saisir,