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parc royal. Je fis sagement de ne pas communiquer cette belle réflexion à mes hommes, qui m’auraient pris simplement pour un idiot. Tout au plus se seraient-ils donné la peine de m’expliquer cette règle élémentaire de la stratégie, à savoir, que, quand on tient une hauteur, c’est le comble de la folie de descendre dans un coupe-gorge, surtout dans celui-ci où le rouge éclatant de nos fez, tranchant sur le blanc vif du sable, aurait été un très-beau point de mire pour la première carabine venue. Or, sans calomnier les Albanais, je dirai une fois pour toutes qu’il est imprudent d’exposer leur vertu à la tentation d’un coup de main trop facile.

La nuit approchait, quand nous vîmes devant nous s’ouvrir un cirque d’une demi-lieue carrée de surface, formé par deux ou trois ravins qui viennent y déboucher dans le Proneu et y versent, tous les hivers, les furieux torrents produits par les orages et la fonte des neiges. Ces eaux, aisément absorbées par le sol calcaire et poreux, ont accumulé dans ce bas-fond l’humus enlevé au flanc des montagnes, et, développé une fertilité qui se manifeste par une abondance inusitée de cultures, d’arbres fruitiers, de grenadiers et de vignes sauvages. Au fond du cirque sont éparpillées les maisons blanches du village de Berzela, chef-lieu de la tribu, et appelé pour cette raison Skræll dans toutes les cartes. Rien de plus doux à voir que ce vallon de Berzela, surtout au mois de mai, quand les neiges couvrent encore les hauteurs voisines et que le sombre feuillage des forêts qui tapissent toutes les pentes tranche à la fois sur les blancs sommets et sur la verdure plus tendre de la végétation qui s’éveille dans la vallée.

Pendant que j’admirais ce beau paysage, mes hommes étaient devenus un peu soucieux. Ils échangèrent quelques mots, descendirent de cheval, et je les imitai. Nous rasions tout à fait les bords perpendiculaires du précipice, à une hauteur formidable. Cinq minutes après se présenta, sur le Proneu, le pont de Berzela, grossier pont de pierres, sans parapet, large de moins de deux mètres sur quatre de long. Le ravin n’était plus ici qu’une rainure dont la profondeur vertigineuse était masquée par une végétation assez touffue et plus encore par les ombres du soir qui descendaient rapidement. Les belles horreurs de ce genre sont si communes en Albanie, qu’on ne les cite même pas.

De là à Boga, la route qui suit la rive gauche du ravin passe à travers un pays plus cultivé, malgré un climat plus froid qui se manifeste par l’absence de quelques plantes, comme la vigne sauvage, commune dans le territoire de Berzela. Au bout de deux grandes heures, et non de cinq comme le dit M. Boué (dont le livre est pour cette route comme pour tout le reste d’une admirable exactitude, sauf deux ou trois détails peu importants), nous atteignîmes le village de Boga, appartenant aux Klementi, selon M. Boué, aux Schialla, selon M. Jubany. Ce dernier a écrit sur renseignements officiels, et si le doute était possible, mon amour-propre de voyageur aurait été plus satisfait de l’assertion de M. Boué, et de l’idée que j’avais visité un coin du pays de ces fameux Klementi, qui ont été pendant deux siècles l’orgueil de l’Albanie catholique et la terreur de tout l’ouest de l’empire ottoman, depuis la Dalmatie jusqu’au pachalik d’Andrinople. Ces montagnards qui avaient résisté à des armées de cent mille hommes, sont devenus victimes de leurs dissensions intestines : déportés en masse en Serbie, le mal du pays les prit un jour et ils revinrent à leurs anciennes demeures, écrasant tout ce qui voulut les arrêter. La lassitude des Turcs leur a permis d’y rester, mais l’état de souvenir plutôt qu’à celui de tribu, car ils ne comptent que quatre villages et 4000 âmes.

Je trouvai à Boga, grâce à la recommandation consulaire et à l’esprit hospitalier des Guègues, un accueil empressé, dont je n’abusai pas, car je n’y passai que le temps nécessaire à mes travaux topographiques. Boga occupe, comme Berzela, la place d’un ancien lac écoulé par la faille du Proneu : la vallée présente même une disposition très-curieuse, une succession de couches horizontales étagées indiquant autant de desséchements successifs. Le village est éparpillé sur la rive droite du torrent : une église isolée s’élève sur l’autre bord. Cette disposition par étages du sol diluvial est bien plus frappante encore dans la vallée de Piàtra en Moldavie, l’un des sujets d’étude les plus intéressants qui puissent s’offrir à un géologue. J’étais arrivé à une heure et demie environ de la tête du Proneu (je ne puis appeler source le point de départ d’une rivière sans eau). J’eusse bien voulu pénétrer dans les gorges du mont Maudit et voir, ne fût-ce que de loin, le ravissant bassin où se cachent Gouzinié et ce petit saphir qu’on appelle le lac de Plava : mais le temps me pressait, et je repris, à contre-cœur, la route déjà faite la veille.

Un peu après Dedaï nous passâmes le Proneu sur un pont de bois vermoulu d’une solidité si inquiétante que nous le franchîmes à pied, l’un après l’autre, laissant généreusement nos montures s’en tirer à la grâce de Dieu. Le pont ne s’écroula pas, et, remontant à cheval, nous gagnâmes, à travers des cultures qui témoignent de l’activité laborieuse des Albanais, le village de Zagora, où m’attendait l’hospitalité empressée de mon géant guègue, le brave Tchouka. Je ne veux pas ennuyer mes lecteurs des détails connus d’une hospitalité villageoise en Orient : je dirai seulement pour l’édification des voyageurs sybarites, que mon lit fut dressé dans le verger et que je couchai à la belle étoile, expression qui se trouva être, cette nuit-là, littéralement exacte.

Zagora est un village albanais, mais le nom, qui est slave et veut dire « au pied de la montagne », semble indiquer un de ces lieux d’où les Guègues ont chassé les Serbes, à une époque indéterminée qu’on peut rapporter vaguement au temps qui a immédiatement suivi la conquête turque. Ce pays appartenait dans l’origine à trois tribus serbes, les Petrovich, les Tutovich et les Pelaï, qui formaient un groupe de cent maisons autour du mont Veletsik. Un jour arriva dans leur voisinage un jeune Albanais nommé Dedali, qui, servant comme berger chez un homme riche de la tribu des Koutchi, s’était fait aimer de Kata, sa fille, contre le gré du père. Celui-ci la