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bouché maritime à une ville de 40 000 âmes. Jusqu’ici, la Boïana n’a guère porté, outre les londras albanaises, que des canonnières destinées à agir contre le Monténégro.

En dépit du flegme oriental, l’impatience commence à nous gagner tous, quand tout à coup nous voyons se dresser devant nous un mamelon isolé, couronné d’une vaste forteresse vénitienne, et que je reconnais aisément sans l’avoir jamais vue. C’est la poétique Rosapha, la forteresse historique de Scutari. Encore une bonne demi-heure passée à trébucher dans un sentier qui tourne autour du mont Tiroboch, et nous entrons dans un faubourg d’une saleté fort pittoresque, appelé (par dérision probablement) Galata : nous enfilons le long pont de bois d’Ouzoun keupru et nous entrons dans la ville marchande appelée plus spécialement le bazar et massée au pied du château. Je quitte là mes compagnons et je me rends, en traversant un grand terrain vague, au consulat de France, situé dans la ville neuve et où m’attend la gracieuse hospitalité du drogman, M. Robert, qui remplit les fonctions consulaires en l’absence de M. Hecquard.

Le lendemain matin, je me rends avec M. Robert à la colline de Kodra, fort bel observatoire qui me permet de saisir d’un coup d’œil l’ensemble de la contrée. Autour de nous s’étend une plaine de 27 lieues de longueur et d’une largeur fort inégale, qui suit en général le cours de la rivière Moratcha, le lac et la Boïana jusqu’à la mer. Les buttes de Kodra et celle de Rosapha forment dans cette plaine un petit chapelet de hauteurs schisteuses parfaitement isolées. En regardant le nord-est, on a devant soi l’admirable panorama du lac qui va finir en fuseau vers le Monténégro, dont les montagnes lointaines flottent dans les brouillards du matin. Sur la droite, une chaîne plus rapprochée, et partant plus visible, montre ses escarpements couverts de forêts, où habitent les tribus pastorales et à demi indépendantes que l’on appelle les sept bannières. Le mont Tzoukali, le plus méridional de ces sommets, laisse apercevoir la fente profonde où coule le Drin, qui se sépare du massif déchiré et noirâtre des Mirdites. « La liberté, a dit Chateaubriand, a toujours habité les montagnes. » Je me demande ce que pense le pacha de Scutari, s’il lui arrive de jeter les yeux du haut de sa citadelle, sur ces citadelles bien autrement formidables que la nature a données aux Albanais, libres en vertu de conventions et de priviléges, et aux Monténégrins, libres par leur fusil. « Concevez-vous ces bandits de Monténégro ? me disait de très-bonne foi un consul ottoman. Ils meurent de faim dans leurs abominables cavernes : pourtant ils ne demandent qu’à travailler : comme laboureurs, comme jardiniers, comme marins même, ils sont incomparables : hé bien, nous leur proposons de descendre dans la plaine : nous leur offrons la Zetta, oui, monsieur, la plus belle plaine qu’il y ait à cinquante lieues à la ronde, à la seule condition de se reconnaître sujets turcs : savez-vous, monsieur, ce qu’ils répondent, ces meurt-de-faim ? Ils prétendent que cela les déshonorerait ! »

Le lac que les Slaves appellent le Blato et les Albanais le Likieni, est une belle nappe limpide encadrée au couchant par une arête grise dont les derniers contre-forts viennent y mirer leurs roches rugueuses où s’étagent quelques villages de pêcheurs. Au levant, la plaine qu’habitent les Busahuit et les Hotti vient s’y terminer en pente si insensible qu’entre la terre et l’eau règne une lisière indécise, prairie en été, marais en hiver. Nous rencontrons ici l’éternelle tradition des bords des lacs dans l’ancienne Grèce et dans les modernes pays celtiques. Les indigènes affirment que le lac n’a pas toujours été aussi vaste qu’aujourd’hui, et que sur la rive orientale existait une plaine couverte de villages et appelée la plaine des torrents, fuscha proneve. À la suite d’un tremblement de terre qui bouleversa la contrée, la plaine disparut sous les eaux, et les vieillards indigènes ne manquent pas d’ajouter que quand elles sont bien calmes, on peut voir les mines des maisons et l’extrémité des arbres ensevelis dans leurs profondeurs.

Pendant que j’esquissais à la hâte un plan sommaire du pays compris dans mon horizon, une circonstance fortuite, ou du moins temporaire attira mon attention en ce qu’elle me donna la clef d’un passage de Tite Live qui a bien embarrassé les commentateurs. Je me trompe : les commentateurs ne restent jamais dans l’embarras, et ceux de Tite Live, plutôt que d’avancer qu’ils ne le comprenaient pas, ont décidé qu’il avait commis une lourde erreur géographique. Le grand historien, en traçant les traits généraux de l’aspect de l’Illyrie, a dit que le Drin déchargeait dans la mer les eaux du lac de Scodra. Le Drin, comme on sait, se dirige en effet droit vers le lac, mais arrivé à deux lieues environ de Scutari, il tourne brusquement au sud et va finir près d’Alessio. En étudiant la belle plaine dite des spahis, qui s’étend du fleuve jusqu’au pied de la hauteur qui me servait d’observatoire, je vis une rivière aux eaux limoneuses qui partait du coude du Drin et venait se dégorger dans le Kiri, qui se rend lui-même dans le lac tout près des pêcheries. Cette rivière n’est marquée sur aucune carte, et j’appris qu’elle est à sec en été, mais que tous les hivers elle sert de décharge au fleuve, la partie basse de la plaine formant delta et étant parfois inondée. Dans ce cas, un voyageur qui longe la rive droite en venant de la Macédoine est porté à prendre pour le bras principal celui qui continue sans déviation vers le lac plutôt que celui qui fléchit vers le sud, et Tite Live n’a pas commis d’erreur. Se fût-il réellement trompé, il ne faut pas oublier que l’Illyrie barbare n’était pas plus connue de son temps que le Maroc ne l’est aujourd’hui : car, quand saura-t-on au juste si le Draa, qui est le plus grand fleuve du Maroc, se perd dans la mer ou bien dans un marais à 200 lieues de la mer ?


Excursion dans les Sept-Montagnes. — Crau de Scutari. — La terre promise du brigandage. — Poésie albanaise. — Le Torrent-Sec. — Un mot sur les Guègues. — Un clergé belliqueux. — Tribus de Skræll et des Klementi. — Pont de Berzela et lacs écoulés : Boga : retour à Scutari par Zogara. — Légendes pastorales et homériques : les Kastrati. — La femme en Orient : un point d’honneur monténégrin.

Je ne restai à Scutari que le temps nécessaire pour faire mes préparatifs d’excursion à l’intérieur. Un contre--