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masse grise plutôt attristée que vivifiée par quelques taches d’un vert sombre et poudreux.

Nous dépassâmes le mouillage de l’escadre française qui, sous le commandement du contre-amiral Jurien de La Gravière, était en observation à Gravosa par suite des derniers événements du Monténégro, et nous débarquâmes presque au fond de la rade. Une heure après, j’étais à Raguse, et je m’installais a l’hôtel de la place Pille, que les guides du voyageur appellent le plus confortable de la ville. Il y a pour cela une assez bonne raison, c’est qu’il est le seul. Ce petit détail peut donner une idée de ce qu’est devenue, depuis la perte de son indépendance si iniquement sacrifiée par les traités de 1815, la fière république qui, au seizième siècle, perdait en une seule journée 80 navires de guerre sans ployer sous ce désastre inouï.

Raguse est une de ces villes dont il est difficile de parler à demi. Si l’on y séjourne plus de douze heures, il faut y passer six grands mois, qu’on trouvera largement à utiliser, soit qu’on cherche les souvenirs historiques ou simplement les beaux paysages. On la nommait jadis la Venise slave, et les paysans illyriens jouent encore sur son nom slave Dubrovnik, en l’appelant Dobra Venedig, la bonne Venise. Elle avait primitivement des canaux pour rues, comme sa poétique et superbe rivale : mais le tremblement de terre de 1667 combla les canaux avec les ruines des palais, et à leur place s’étendent aujourd’hui des rues à angles droits, pavées de dalles massives. La rue principale est une belle voie qui coupe la ville en deux parties assez égales, et mène de la porte Pille au palais des anciens doges ragusains, aujourd’hui occupé par le capitano-circolare ou sous-préfet du cercle de Raguse. C’est un fort beau monument du quinzième siècle, dont il me prit fantaisie de faire un dessin, au grand scandale de la sentinelle, qui me constitua prisonnier. Il fallut prévenir le capitano-circolare, qui descendit et s’informa de l’incident. Le soldat, très-ému, lui expliqua qu’un Anglais était venu précédemment copiare la casa, et qu’une consigne avait été donnée pour éviter des tentatives suspectes. Le capitaine lui expliqua que la consigne ne regardait que les fortifications, et, venant à moi, me pria fort gracieusement de n’attacher aucune importance à ces excès de zèle d’agents interprétant les consignes avec plus d’ardeur que de lumières.

Je dois rendre d’ailleurs à l’administration autrichienne cette justice, qu’elle est aussi bienveillante et aussi courtoise en haut que tracassière en bas, ce qui n’est pas peu dire. Si j’ai toujours eu à me louer des officiers autrichiens, j’ai conservé des gendarmes impériaux des souvenirs d’un autre genre et qui ont des côtés comiques. Le capitaine du cercle m’avait engagé à monter sur le mont Malastitza, à une heure et demie de Raguse, sur le territoire ottoman, m’assurant que de ce sommet je jouirais d’une vue admirable sur une portion de l’Herzégovine. J’y étais donc allé un beau matin et je touchais au pied de la montagne, quand un petit gendarme imberbe et joufflu m’atteignit après une course effrénée et me demanda où j’allais. — Sur la montagne que voilà. — Pourquoi faire ? — Per vedere lo paese (pour voir le pays turc). — C’est inutile : non e paese quà (il n’y a pas de pays par là). Pour ce soldat modèle, il n’existait rien du tout au delà de la frontière des États de l’empereur et roi.

Départ pour l’Albanie. — Spitza. — Rade d’Antivari : Un han albanais : types arnautes. — Antivari et ses environs. — Scutari : panorama du lac et de la plaine. — Un souvenir de Tite Live.

Mes affaires terminées à Raguse, je pris passage à bord du vapeur du Lloyd qui fait le service d’Albanie, dans l’intention de débarquer à Antivari et de me diriger à l’est vers les montagnes des tribus autonomes. Nous rangeâmes pendant deux jours les côtes ragusaines et cattarines, admirable décor dont la splendeur ne s’affaiblit pas un instant. Après Lastua et derrière le mont Ostrovitza commence le territoire ottoman. Quatre ou cinq petits hameaux nommés Zagrad, Gelibul, German, Bertza, forment le petit port de Spitza, dont il a été souvent question dans les débats de l’an dernier, à propos du Monténégro. Celui-ci alléguait avec assez de raison, d’abord, que Spitza avait appartenu aux princes de Zetta, dont le Monténégro est le dernier héritier ; ensuite, que la principauté, cernée par deux États plus ou moins hostiles, avait besoin d’un port qui lui servît de débouché, sous peine d’être rejeté par la misère dans cet état de guerre perpétuelle qu’on lui reprochait. Spitza, donné aux Monténégrins, serait devenu en petit pour eux ce qu’est Fiume pour la Hongrie, c’est-à-dire un des ports commerçants de l’Adriatique. À cela la Turquie n’a guère à répondre qu’une chose, c’est que Spitza est à elle depuis deux ou trois cents ans, et qu’elle n’a aucun intérêt, tant s’en faut, à empêcher le Monténégro de mourir de faim. En vertu du principe de l’intégrité de l’empire ottoman, il a fallu laisser Spitza aux Turcs, avec la conviction bien arrêtée qu’ils n’en feraient jamais rien. C’est l’éternelle histoire du chien de Robinson, qui ne mange pas, faute d’appétit, mais qui ne veut pas que les autres mangent.

« Les Turcs sont campés en Europe », a écrit Chateaubriand. Je n’ai jamais trouvé d’expression plus juste pour peindre l’insouciance avec laquelle ce peuple étrange laisse s’accumuler les ruines et les incommodités de toute espèce dans l’immense empire dont il est le locataire. Au premier abord, cela paraît pittoresque, et on s’amuse : puis on y trouve quelque chose d’ingénu, de résigné, et on en est touché : on finit par l’impatience et l’irritation. Un voyageur allemand, en arrivant à Sophia, voit de grands jeunes gens de trente ans, accroupis au milieu de la rue et s’occupant gravement à établir de petits moulins sur le ruisseau. Le peuple turc est ce grand enfant, et de la civilisation occidentale il n’a guère pris que ce que les enfants aiment par-dessus tout : faire l’exercice et battre du tambour.

Je réfléchissais un peu à tout cela, en débarquant de l’Albania à l’échelle turque d’Antivari. C’était le soir. Antivari est une station fort importante : c’est le port de Scutari et de toute la haute Albanie, la tête de la ligne télégraphique qui va relier dans quelques mois tout