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éperon avancé de la grande chaîne qui parcourt du sud au nord toute la Cochinchine, vient rejoindre ce massif gigantesque à trois lieues au plus du village de Tourane, et, projetant ses contre-forts en arrière de celui ci jusque sur les bords du fleuve, présente à qui veut pénétrer dans l’intérieur un obstacle infranchissable partout ailleurs que par la grande route de Tourane à Hué. Or, cette route, qui suit le bord de la mer et pénètre ensuite dans un ravin que vous pouvez apercevoir au point d’attache des montagnes de l’intérieur avec la presqu’île de Callao, était fermée, dès avant notre venue, dans sa partie la plus élevée, par une forte muraille gardée de nombreux soldats, et que nul indigène même ne pouvait franchir sans un bon passe-port. En outre, si cette route pouvait être balayée par les boulets de nos croiseurs depuis Tourane jusqu’au ravin, elle l’était aussi journellement depuis le ravin jusqu’à Tourane par les batteries que les Cochinchinois avaient installées à force de bras et de ténacité sur la ligne de hauteurs parallèles au rivage.

C’est cet état de choses que l’amiral Rigault de Genouilly et son brave lieutenant, le commandant Saint-Elme Reynaud (aujourd’hui contre-amiral), voulurent faire cesser avant de rentrer en France.

Dans la nuit du 14 au 15 septembre, l’amiral fit ses dispositions, divisa en trois colonnes d’attaque les faibles forces dont il pouvait disposer, plaça les Français sur les ailes, les troupes des Philippines au centre, et nous mena, au point du jour, à l’attaque des montagnes parallèles à la route de Hué. En dépit des obstacles accumulés de longue date par la main de l’homme sur un sol qui déjà se défendait de lui-même ; en dépit des fossés multipliés avec un incroyable luxe au milieu d’escarpements à pic et de pentes hérissées de bambous dont la hache avait fait autant de chevaux de frise ; en dépit, enfin, du feu assez bien nourri de l’ennemi, notre petite troupe ne tarda pas à couronner les hauteurs, et vers le milieu du jour, une ligne de retranchements d’une demi lieue de longueur, s’appuyant sur huit forts, armés de 46 bouches à feu et défendus par 8000 hommes, était enlevée à la baïonnette par moins de 1500 Européens ou Tagals. La réserve de l’ennemi, massée sur les bords du fameux ravin, fit mine un instant de vouloir recommencer la lutte, mais, toutes réflexions faites, se contenta de faire parader quelques éléphants de guerre, puis se replia avec eux vers le haut de la route de Hué, nous laissant incendier et détruire les ouvrages conquis, raser les retranchements et faire éclater les canons cochinchinois en les chargeant jusqu’à la gueule avec des éclisses ; parmi ces pièces, sorties des fonderies de Hué, il y en avait de magnifiques. Toutes étaient très-régulièrement établies et d’un fort bon métal.

Le lendemain, il ne restait de ces lignes formidables, qu’une longue traînée de ruines fumantes, témoignant une fois de plus de l’éternelle suprématie de l’Europe sur les peuples dégénérés de l’extrême Orient.

À défaut de la route de Hué dont nous avons encore à conquérir les crêtes, cette journée nous a valu du moins la possession incontestable de la plaine de Tourane. Plusieurs de nous, moins prudents qu’impatients, en ont profité pour étendre le cercle de leurs excursions et visiter, en chasseurs, en artistes, en naturalistes ou même en simples curieux, l’espace compris entre Tourane et les montagnes, et la bande de dunes et de sable qui court entre le fleuve et la mer. Quelques-uns ont poussé dans cette direction jusqu’aux Montagnes de marbre, ces rochers consacrés par la superstition locale et dont le gouvernement, dans ces derniers temps, interdisait l’abord, même aux indigènes. On se rappelle encore ici ce qu’il en coûta, voila bientôt 30 ans, au mandarin de Tourane, pour s’être laissé entraîner par les fumées du champagne, à y conduire les officiers de la Favorite. Cinquante coups de bambou bien et dûment reçus par lui en présence de son auguste et débonnaire souverain, lui imprimèrent profondément dans le derme, le respect des ordonnances impériales.

Du reste, la description et le dessin que l’amiral Laplace a pu nous donner des Montagnes de marbre et de leurs temples souterrains, étant les plus complets que nous possédions en ce moment, les amateurs du pittoresque et les artistes (ces gens sont sans pitié) ne trouveront peut-être pas qu’ils étaient trop payés par le châtiment du magistrat cochinchinois.

Les Montagnes de marbre sont au milieu des sables, et à deux heures de Tourane ; elles ont le fleuve au nord, au midi l’Océan. À mesure qu’on en approche, on remarque de pauvres cabanes accroupies sous ces rochers et de petites pagodes construites dans de jolies grottes dont le courant vient baigner l’entrée. Les cinq rochers de marbre, qui semblent des sommets de montagnes englouties dans les sables, ou des cathédrales effondrées, sont séparés les uns des autres par des passages couverts d’arbrisseaux, de plantes grimpantes, ou obstrués de blocs noircis par les pluies et le vent de la mer… Un de ces sentiers, que des arbustes voilent de leur épais feuillage, aboutit à un long couloir taillé dans le roc et dont quelques marches largement espacées adoucissent la déclivité. Après quelques secondes passées au milieu de l’obscurité la plus complète, ce couloir conduit devant un souterrain dont l’aspect saisissant est d’un effet magique.

Cette excavation, à laquelle la main de l’homme semble avoir fait éprouver de grands changements, peut avoir cinquante pieds de long sur quarante de large, et à peu près quarante-cinq de hauteur. De la porte, que flanquent de chaque côté deux statues de pierre colossales, représentant un être humain au costume bizarre et un animal fabuleux, on descend par un escalier rapide au fond de la grotte qui reçoit le jour par une ouverture naturelle placée au milieu de la voûte, d’où pendent en festons des lianes couvertes de feuilles et de fleurs, dont l’éclat contraste admirablement avec les teintes variées et brillantes des rochers. Vis-à-vis l’entrée et dans un enfoncement élevé, auquel mène un petit chemin de brique terminé par quelques marches, est placé le grand autel orné de chandeliers rouges et de cierges de même couleur. Quelques autres ornements