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retombant en forme de queue. Leur tournure n’aurait pas été, en somme, déplaisante, si l’on n’eût souffert à voir leurs bouches larges ouvertes, avec des mâchoires cariées et noires. Dents et gencives ont souvent disparu, pour faire place à une masse informe et maladive entre une paire de lippes bouffies et enflammées. Ils ont en outre pris la disgracieuse habitude de s’étirer les oreilles, en y perçant des trous où ils glissent leurs pipes, des cigares, et autres objets, ou bien des morceaux de bois garnis de pièces de cuivre ou d’argent ; je vis par exemple un naturel, fort satisfait d’un petit flacon dont je venais de lui faire cadeau, le passer à son oreille en guise d’ornement.

J’invitai Dixon et ses amis à me suivre à bord en leur assurant qu’il ne leur serait fait aucun mal, et que nous étions de bons amis. « Non pas amis », s’écria-t-il, «  non pas bons amis, mais bons frères ! un père, une mère, tous frères ! » Explosion de fraternité humaine qui m’abasourdit de la part de ce pauvre sauvage huileux et nu ! Il est vrai qu’il n’oublia pas de me demander ensuite si, à bord, je ne lui donnerais pas à fumer, à boire et à manger ? Tout sur notre navire excitait leur admiration et principalement nos gros canons sortis de la fonderie de Marienzell, notre saint lieu de grâce et de pèlerinage. Comme je questionnais ces barbares au sujet des punitions qu’ils infligeaient à leurs malfaiteurs, un d’eux me répondit naïvement : « Nous pas méchants, nous tous bons. Mais chez vous, grands méchants, puisque gros canons ! »

Intérieur d’une hutte dans l’île de Car-Nicobar, dessiné par M. Thérond d’après Steiger (Die illustrirte Zeitung.)

À part les ravages que l’abus du bétel cause dans leur bouche, les habitants de Nicobar sont bien faits et sains. Nous n’avons rencontré parmi eux que deux cas pathologiques, celui d’un bras paralysé, et celui d’un petit homme gras et court, ayant de tout petits doigts, particularité qui lui avait valu le sobriquet de Kiouta-Kounti. Comme je demandais, à ce propos, qui prenait soin du pauvre Kiouta-Kounti ? « Moi ! nous ! eux tous ! » me répondit le capitaine Charley, avec une, certaine surprise de ma question. Je pensai à nos dépôts de mendicité, à nos hôpitaux, à nos maisons de travail, aux spectres affamés de l’Irlande, de Lille et de l’Erzgebirge. Le capitaine Charley était un petit homme maigre, très-sec, vêtu simplement d’une casquette.

Ces Nicobariens ont conservé un très-fâcheux souvenir des Danois qui ont envoyé, en 1835, une corvette chargée par le cabinet de Copenhague de faire acte de possession sur leurs îles ou ils étaient déjà venus en 1756.

« Danois, mauvaises gens ! s’écriaient-ils les yeux flamboyants. Voulaient prendre notre île ! Si nous vouloir prendre votre île à vous, nous être méchants ! Danois pas bons, pas bons ! » Je me rappelai les glorieuses histoires de Victoires et Conquêtes dont s’enorgueillissent tous les peuples civilisés de l’Europe.

Le capitaine John nous invita à visiter sa cabane, élevée sur une douzaine de pieux et couverte de feuilles de palmier ; on y montait par une échelle de bambous. La