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jouent le rôle principal, et ces deux civilisations si différentes vivent porte à porte.

Je m’éloigne à regret de ces splendeurs.

DIMANCHE.

Les Maures aujourd’hui tiennent un de leurs grands marchés et les juifs rouvrent leur bazar, où l’on trouve peu de chose à des prix exorbitants. Les consuls, de leur côté, en l’honneur du dimanche, hissent sur leurs maisons les couleurs de leur patrie. La se borne tout souvenir de la fête chrétienne, et l’activité est plus vive que jamais dans les rues de la ville.

Les consuls sont les seuls dont les maisons diffèrent un peu, par leur élévation, des résidences marocaines : de ces petites terrasses plates on voit les cours voisines, toutes semblables à celle de Hamet, ce qui me console de n’avoir pu en visiter qu’une seule. Mon regard, plongeant aux alentours, offense vivement une juive debout sur une terrasse voisine ; elle me fait d’abord des gestes de colère, puis m’injurie et finit par vouloir me jeter des pierres. Dès que j’observe un peu attentivement les êtres et les habitants, toute image féminine se cache, et les enfants pleurent. Lors de ma tentative pour esquisser le pacha, son tribunal et son entourage, un garde me fut dépêché qui me surveilla pendant tout le temps de mon croquis, s’assurant que mon travail n’avait rien, que d’inoffensif. Il en a été de même quand, au moment de quitter Tanger, j’ai voulu en dessiner l’entrée du côté du port[1] : un des gardes s’est assis à côté de moi et ne m’a quitté qu’à la fin du croquis.

Vue de Rabat-Salé[2]. — Dessin de M. de Bérard.

Le moment est venu de m’éloigner. Un bateau à vapeur français a paru en rade et ne s’arrête que deux heures. Sur le port m’attendent les marchands auxquels j’ai acheté, les matelots de la barque qui m’amena ; l’un d’eux essaye en vain, par ses prières et ses promesses de bon service, de m’engager à l’emmener avec moi. De nouveau, l’on se dispute à qui me portera jusqu’au canot : cris, gestes, coups jusqu’à l’arrivée de Hamet, qui tranche la discussion en m’enlevant lui-même sur ses vigoureuses épaules. Il m’accompagne jusqu’au navire, m’offre tous ses vœux, me baise les mains, et quand, obligé de regagner sa barque, il m’a envoyé ses derniers adieux et ses derniers souhaits de longue vie et de parfait bonheur, le Tartare s’est déjà ébranlé, et quelques tours de roue nous font bientôt perdre de vue la petite mais intéressante ville de Tanger.

F. Schickler.
  1. Voy. la gravure, page 5.
  2. Notre gravure représente à la fois le vieux Salé, autrefois repaire de pirates, et Rabat ou le nouveau Salé. Les deux villes sont séparées par le Bouregreb.