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ou la remontent à grand-peine ; c’est le tableau de Decamps ; des vieillards à barbe blanche, quelques femmes même, toujours voilées, attendent leur tour de puiser. Elles arrivent, la cruche couchée en travers sur l’épaule, ou s’en retournent la tenant, les unes debout sur l’épaule, et la cruche soutenue par la main, les autres sur la main ouverte appuyée contre la téte. Poussin, dans son beau tableau d’Éliézer et de Rébecca, n’a rien inventé de plus noble et de plus gracieux que ces poses diverses avec lesquelles s’harmonisent si bien les longs plis des vêtements mauresques.

J’ai conclu aujourd’hui plusieurs achats, indépendamment de mes poteries, entre autres un turban formé, comme ils le sont tous, d’une immense pièce d’étoffe blanche que l’on roule en corde, laquelle corde à son tour se roule à volonté autour du fez ; le tout est fort lourd, ce qui est moins sensible aux Maures qu’à nous qui ne portons pas les cheveux rasés. Un turban bien fait s’enlève de la tête comme un bonnet, sans que les nlis se dérangent.

Le juif m’a jusqu’ici persécuté sans trêve ni merci ; il m’apporte, entre autres objets, les beaux bijoux des riches dames juives : ils se composent de bracelets et de pendants d’oreilles en or, enrichis de pierres fines. Ces pendants d’oreilles ont la forme et la pesanteur d’un gros bracelet dont les deux bouts restent écartés ; l’une des extrémités se passe dans un petit anneau traversant l’oreille ; l’autre extrémité, plus large et ornée de fleurs en rubis et émeraudes, est reliée par une chaîne d’or à une broche de dessin semblable placée dans les cheveux au-dessous de la temps. Ces bijoux sont excessivement lourds à porter ; ils valent deux mille cinq cents francs. Les Mauresques y ajoutent des anneaux entr’ouverts en argent ciselé que l’on met au bas de la jambe ; les Mauresques pauvres ont des anneaux plus simples et une seule boucle d’oreille en argent, formant également cercle entr’ouvert, d’où tombent quatre ou cinq breloques d’argent et de verre colorié.

Après de longues discussions sur les prix, et les hésitations du juif, qui me jure sur le salut de son âme qu’il ne gagne presque rien et n’a d’autre but que de me satisfaire, je conclus et paye ; aussitôt son ton change, ce sont des transports de reconnaissance, des poignées de main, de tendres adieux, avec l’assurance d’un éternel attachement. Cet intéressant personnage a nom Jose-Ben-Saken. Il avait hâte d’en finir, car à la première étoile le sabbat commence, et les juifs, ce jour sacré, s’interdisent scrupuleusement tout négoce.

Tanger même est pauvre en manufactures, tous les produits viennent de Rabat, de Tétuan ou de Fez ; on fabrique des étoffes très-remarquables dont le dessin et la couleur rivalisent de perfection, des pièces de soie, de belles toiles, des colliers d’ambre jaune et, comme de raison, beaucoup d’objets en maroquin. Parmi la poterie, on retrouve des formes tout à fait anciennes et quelquefois la coloration des vases étrusques. Du reste, quant aux formes, les ouvriers sont très-habiles et livrent sur commande, d’après dessin, les objets voulus. Tout cela est fort bien ; mais ce qu’ils font là ils le faisaient il y a déjà quelques siècles et le feront sans doute, sans y rien changer, pendant plusieurs siècles encore ; c’est l’absence complète du progrès. D’après les détails qu’on me donne, Fez doit être une ville fort intéressante à visiter ; elle renferme des écoles, de beaux palais enrichis, dit-on, de peintures ; mais le voyage est fatigant et coûteux : avant de l’entreprendre, il faut d’abord obtenir une permission de l’empereur ; on la reçoit contre l’envoi d’un cadeau valant de cinq à six cents douros ; il faut ensuite quarante gardes qui se font chèrement rétribuer. Le voyage en lui-même dure plusieurs semaines ; on part à l’aube, et, sauf une heure de repos, on marche tout le jour à travers le désert. Les Européens fréquentent peu Battoun et Rabat. À Rabat, on voit la belle tour dite Sina-Hassan, contemporaine de la Giralda de Séville, et de la même architecture. Dans cette ville, trois fois grande comme Tanger, se confectionne une partie considérable des produits de l’empire ; chaque après-midi ont lieu les ventes, qui se font toutes aux enchères et dans la principale rue : il en résulte une grande animation ; mais il est nécessaire d’ajouter, pour être narrateur fidèle, qu’à chaque pas on trouve des chevaux morts dont les cadavres infectent la voie publique et pourrissent a moitié rongés par les chiens : cela contribue, certes, en grande partie, aux dangereuses fièvres sévissent si fortement pendant les chaleurs.

SAMEDI.

Je causais avec mon compagnon d’auberge, le jeune voyageur anglais, lorsque entre dans la chambre un Marocain âgé qui se jette à ses pieds, embrasse la terre, puis se précipite sur ses mains, et, les yeux pétillants de joie, les côuvre de baisers à plusieurs reprises. S’approchant ensuite de moi, il embrasse la terre et me donne sur la main deux solennels baisers. Ceci me rappelle la profusion de gestes généralement employés ici dans les moindres salutations : deux amis se rencontrent dans la rue, ils portent la main à la bouche et au cœur, en murmurant quelques mots consacrés.

Ce vieillard est un capitaine de chasseurs de sangliers ; il demeure à Midiah, charmant site avec vieux château entre deux montagnes, à six lieues de Tanger ; il jouit d’une grande influence parmi les siens et commande à soixante hommes. Comme tout Oriental il est tout dévoué à ses amis, et compte l’Anglais dans ce nombre, ayant chassé en sa compagnie.

Je me promène dans la prairie hors la ville ; on y voit trois canons envoyés jadis a l’empereur du Maroc par la reine Victoria et qui se rouillent abandonnés dans l’herbe. Assis sur la hauteur, dirigeant ses regards sur l’océan, à ses pieds, l’on se représente le passage en Espagne des premiers conquérants musulmans, à travers ce même détroit, sous ce même ciel : tandis qu’ils renversaient le faible trône des Visigoths, qu’ils y étendaient leur empire et faisaient naître les sciences et les arts, rien n’était changé de ce côté-ci du détroit ; plus tard, leur