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car le succès de l’expédition et même la vie de chacun de ses membres pouvait en dépendre. Les blancs ne connaissent pas assez le pays pour accepter la responsabilité d’une telle tâche, et quant aux indigènes, ils ne sont pas assez familiers avec la langue et les usages des blancs pour entreprendre ce métier. Les trois guides les plus recherchés à cette époque étaient, par rang d’âge, Fitzpatrick, Kit-Carson et Leroux. Bien des fois ils avaient eu des démêlés avec les Indiens ; bien des fois ils avaient vu la mort de près. On racontait d’eux mille anecdotes saisissantes. Dans le temps où les Indiens ne connaissaient pas encore beaucoup l’usage des armes à feu, Fitzpatrick s’étant égaré dans les montagnes Rocheuses, se vit pourchassé par un parti d’Indiens. Leur échapper était impossible ; il ne tenta la fuite que pour se procurer le moyen d’ôter, sans être vu, la balle de sa carabine. Bientôt il fut rejoint par la bande, désarmé et attaché à un arbre. Un guerrier recula de quelques pas et fit feu sur le prisonnier ; mais en le voyant sain et sauf, lui et ses camarades en éprouvèrent une si vive émotion, qu’ils se hâtèrent de le détacher et de lui donner sa liberté, croyant avoir affaire à un être surnaturel. C’est ainsi qu’il dut la vie à sa présence d’esprit.

Kit-Carson a été le compagnon fidèle et l’ami du célèbre colonel Frémont. En 1847, il fut présenté au président des États-Unis, qui le nomma lieutenant dans un régiment de chasseurs. Ayant entendu un jour un étranger mal parler des Américains, il prit le parti de ses compatriotes et monta à cheval pour vider la querelle. L’étranger avait un fusil, Carson n’avait qu’un pistolet ; mais, avant que son adversaire eût pris seulement le temps de viser, Carson lui avait déjà brisé le crâne. Dans ses nombreuses luttes avec les Indiens, il n’a eu qu’une seule fois l’épaule fracassée par une balle.

Leroux, vieux Canadien blanchi dans les prairies, n’avait pas des états de service moins brillants. Il avait dû souvent défendre sa vie contre les Indiens des San-Francisco Mountains, et il racontait à qui voulait l’entendre, comment il avait été sur le haut d’une colline le point de mire d’un groupe d’Indiens qui l’avaient lardé de leurs flèches à pointe en pierre. Il était excellent pour retrouver la trace des bêtes de somme volées par les Indiens ; il partait de ce principe, qu’il faut laisser un jour d’intervalle entre le vol et la poursuite ; et, avec cette idée, il surprenait presque toujours les Indiens, qui, ne se voyant pas suivis le premier jour, n’étaient déjà plus le lendemain sur leurs gardes. Ce fut ce nommé Leroux que M. Whipple engagea comme guide moyennant deux mille quatre cents dollars.

Le 8 novembre 1853, un premier corps, dont faisait partie M. Möllhausen, quittait Albuquerque pour descendre le Rio-Grande (rive occidentale), à une distance de vingt milles, jusqu’à Isleta ; là, on devait faire des observations astronomiques et déterminer s’il y avait possibilité d’établir un pont sur le fleuve ; puis, se diriger en droite ligne à l’ouest, prendre, à quelques milles de Laguna, la route de terre qui d’Albuquerque va directement à cet endroit, et enfin y attendre le reste de l’expédition, qui formerait alors un total de cent quatorze individus.

La vallée du Rio-Grande est entrecoupée de fossés et de canaux ; les voyageurs y rencontrèrent des échantillons de toutes les races du pays ; ici, un fier Mexicain monté sur un noble coursier, avec une jaquette brodée, littéralement couverte de boutons, et de larges pantalons ornés de tresses ; là, le modeste Indien Pueblo, trottant sur un âne.

« Dans les jardins des fermes, se montraient des figures de femmes ; on ne pouvait distinguer ni leur âge, ni leur physionomie, tant leur visage était fardé de chaux ou de sang d’animal. Les habitantes du Nouveau-Mexique ont-elles emprunté cet usage des Indiens, ou bien est-ce un préservatif contre les rayons du soleil, ou encore un procédé pour blanchir la teinte brunâtre de la peau ? c’est ce que nous ne pûmes savoir ; toujours est-il que les plus gracieux visages étaient complétement défigurés par cette singulière mode. Certaines beautés, sentant tout le ridicule de ce procédé, cachaient, à mesure que nous approchions, leurs traits sous une couverture en guise de voile (rebosos) qui ne laissait percer que leurs yeux noirs et brillants. »

Dans l’après midi, on atteignit Isleta, village qui a beaucoup de ressemblance avec Santo-Domingo ; la seule différence, c’est qu’il s’y trouve des maisons à un étage appartenant à des colons mexicains, à côté des habitations à deux et trois étages des Indiens. Le soir, le son du tambour et des chants sauvages attirèrent les voyageurs hors du village ; la maison d’où partait le bruit était fermée ; mais, par une ouverture, ils virent, auprès d’un immense foyer, un groupe d’hommes, frappant vigoureusement le tambour des Indiens et entonnant des chants sauvages, tandis que les femmes et les jeunes filles, agenouillées autour du brasier, écrasaient le maïs, ou broyaient le blé entre des pierres.

La rivière de Rio-Puerco, était à sec ; mais non le Rio-San-José, près duquel se trouvent les ruines d’une ville, qu’on aperçoit de fort loin.

Le 13, on était au pueblo Laguna, dont l’aspect est assez pittoresque, avec ses maisons grises, et ses échelles, conduisant d’un étage à un autre. Des Américains et des Mexicains y ont établi des magasins. À 6 milles au nord, dans un défilé étroit, est l’établissement mexicain de Covero, endroit misérable, dont le sol ingrat ne fournit même pas une nourriture suffisante pour le bétail. Les maisons pauvres et malpropres sont attachées aux flancs des rochers, comme des nids d’hirondelles. Sur la place, se trouve une source qui a donné naissance à la ville : « On y remarque une pierre, semblable à une urne gigantesque, s’élevant à 1m,34 de hauteur. Ce n’est pas un bloc de pierre qui aurait été entraîné jusque-là du sommet des rochers voisins et aurait pris cette forme sous l’influence de l’atmosphère ou de la pluie ; cette urne fait partie de la même couche de grès sur laquelle repose son pied, qui surprend à cause de sa ténuité ; et l’on ne comprend pas qu’il puisse soutenir la masse entière, d’autant plus qu’il est creux dans toute