Page:Le Tour du monde - 01.djvu/358

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chies. S’il reste aujourd’hui encore quelque chose de ce plateau, on le doit aux quartiers de roches qui soutenaient le terrain, et dont on aperçoit des débris un peu à l’ouest ; ce sont douze à quatorze colonnes en grès rouge de 8m,34 de hauteur, d’un aspect sinon imposant, du moins remarquable ; on les dirait élevées par la main des hommes.

Non loin de là est la limite entre les eaux douces et les eaux salées, et vous entrez dans la Gypse-Region, qui de l’Arkansas se dirige au sud-ouest, à travers la Canadian, jusqu’aux sources de la Red-River, s’étend sur une partie du vaste plateau El Llano Estacado, touche le Rio-Colorado, et va finir aux Brazos et au Pecos. Long de 400 milles, large de 50, ce banc de gypse ne le cède en étendue qu’à celui de l’Amérique du sud (Chili). Dans tout ce parcours, le gypse se montre sous les formes les plus diverses, tantôt en veines blanchâtres, tantôt à la surface en gros blocs, percés d’excavations, tantôt en lames brillantes, que les Indiens Pueblos (descendants des Aztèques), sur le Rio-Grande, emploient en guise de vitres ; ces carreaux ont l’avantage de laisser voir à l’extérieur, sans que, du dehors, la vue puisse pénétrer dans la maison. Les eaux qui prennent leur source dans ce terrain, ont un petit goût de magnésie et de soude ; aussi, avant de pénétrer dans la région du gypse, chacun fait sa provision d’eau douce.

Le trajet fut de cinq jours, et malgré toutes les précautions prises, le manque d’eau se fit sentir, plus chez les hommes que parmi les animaux, qui trouvaient au reste du plaisir à brouter ce gazon fortement imprégné de sel. Toutes les rivières de cet endroit, dont la plus considérable est le Gypsum-Creek, se rendent soit dans la Witchita, soit à la Canadian, et contiennent beaucoup de poisson, entre autres un poisson rostré (Schnabelfisch), dont la piqûre est dangereuse. Les plaines que traversait alors l’expédition sont en quelque sorte un terrain vague, entre le domaine des Kioways et celui des Comanches plus à l’ouest, qui vivent ensemble en d’assez bons rapports.

Quand on a été ainsi privé d’eau, on se hâte de franchir les Antelope-Hills, nommées aussi Boundary-Hills ou collines frontières, afin de se désaltérer et de se baigner à des sources pures, sur le versant occidental. Ces collines se composent de six plateaux de cinquante mètres de hauteur, dont le sommet est couvert d’une couche horizontale de grès blanc de 0m,486 d’épaisseur. De là, l’œil s’étend sur la prairie sans fin, verte et ondulée, qui se confond avec l’horizon. Quelques buissons s’y élèvent, mais c’est encore de la verdure ; tout y a une teinte verte et monotone, jusqu’aux rives de la Canadian, traversées de veines de grès blanc. Le chien de prairie (Arctomys Ludovicianus) est l’habitant le plus fréquent de ces savanes.

Mais on y rencontre aussi des hôtes plus dangereux, les Indiens Comanches. Cette grande et vaillants nation se divise en trois tribus : celle du nord, celle du midi et celle du centre, qui, à leur tour, se partagent en différentes branches, dont chacune, sous la conduite de chefs et de devins, parcourt en tous sens la vaste étendue de prairies.

« Ceux du nord et du centre poursuivent constamment des troupeaux de buffles qui émigrent ; et comme la chair de ces animaux est presque leur unique nourriture, ils ont reçu le nom de mangeurs de buffles. La prairie est leur domaine ; cédant à un instinct irrésistible, ils parcourent ces espaces désolés où le souffle d’un air pur et sain les dédommage amplement de la privation d’eau et de bois. Quand le Comanehe est éloigné de ce désert, il semble qu’un ver rongeur s’attache à sa vie ; il désire ses prairies, ses chevaux, ses armes, sa chasse ; il n’est libre et content que dans ce milieu, libre comme la prairie verte et sans limite ; il n’a d’autre richesse que ses chevaux ; c’est le buffle et l’antilope qui lui procurent sa nourriture, son habillement et son abri, en un mot tout ce qu’il désire.

« Depuis sa plus tendre enfance jusqu’à l’âge le plus avancé, le Comanche est en selle ; là il est à son aise et se montre dans tous ses avantages. À pied, son corps manque de grâce, mais se transforme dès qu’il est à cheval, dès que ses membres souples se collent aux flancs écumants d’un sauvage coursier. Les mouvements aisés de l’animal se communiquent au cavalier, qui, à l’aide seulement d’une bride et d’un fouet, fait exécuter à sa monture les tours les plus étonnants, et se croit alors l’homme le plus indépendant et le plus puissant de la terre. C’est ainsi que des milliers de sauvages galopent souvent pêle-mêle dans les prairies ; ils pendent aux flancs du cheval, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre et jettent avec une merveilleuse adresse sous le col de leur monture leurs flèches et leurs lances vers un but fixé au loin. »

Ces jeux présentent un beau coup d’œil ; mais, en les voyant, l’étranger réfléchit que si un exercice continuel fait de ces sauvages les meilleurs cavaliers de la terre, il les rend aussi des ennemis terribles dans leurs expéditions de pillage et de guerre. Chaque Comanche possède un cheval de bataille qu’il a choisi le plus agile possible, car c’est, à ses yeux, la principale qualité. C’est, comme chez les tribus arabes, son meilleur ami, son bien le plus précieux ; il ne l’échangerait pas contre un trésor ; il ne le monte qu’à la guerre, dans les fêtes et à la chasse au buffle. Lorsqu’il rentre après une de ses excursions, ses femmes l’attendent à la porte du vigwam ; elles se pressent autour de l’animal favori, le caressent et le traitent avec les plus grands égards.

L’unique richesse de ces tribus consiste, sauf quelques ustensiles de ménage, en chevaux et en mulets volés chez les blancs, ainsi qu’on le voit aux marques de fer rouge dont leur peau porte l’empreinte. Chez eux, le vol est en honneur ; un jeune homme ne compte parmi les guerriers qu’après avoir accompli une expédition dans les provinces mexicaines, et les plus heureux en ce genre sont aussi les plus considérés. Un guerrier vantait un jour ses deux fils, la joie et le soutien de sa vieillesse, comme les plus habiles voleurs de toute la nation ;