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place assez grande pour le recevoir et d’où il a pris soin d’écarter toutes les matières inflammables, il met le feu devant lui et en suit attentivement les progrès. Malheur à celui qu’un de ces incendies surprend à l’improviste ! En vain il compte sur la rapidité de son cheval pour échapper au danger. Les hautes herbes lui fouettent les épaules, les jambes de son cheval s’embarrassent dans les chaumes et les lianes ; et, coursier et cavalier périssent victimes de l’impitoyable ennemi. Le Peau Rouge lui-même, qui plaisante les vaincus à terre, tremble à la pensée du feu, et quand vous lui demandez s’il a peur, le plus fier guerrier secoue la tête et dit à voix basse : « N’éveillez pas la vengeance du grand Esprit, car il est en possession d’un élément terrible. »

« Malgré les observations du Castor Noir, on voulut surprendre un troupeau de buffles. Leur donner la chasse et les forcer avec nos mulets était impossible ; il s’agissait de s’approcher, en se dissimulant derrière les ondulations du terrain, et d’arriver ainsi à portée de fusil. Mais, des douze ou seize chasseurs qui s’étaient mis en campagne, chacun voulait arriver le premier. On ne fit pas attention au reste ; on ne tint pas compte de l’odorat si fin des ruminants de la prairie, de sorte qu’au moment d’arriver à la bonne place, la compagnie eut la surprise de voir le troupeau en pleine fuite, à la distance de deux kilomètres. Les chasseurs, un peu refroidis, n’eurent plus qu’à regagner la caravane qui disparaissait à l’horizon, mais cette aventure mit sur le tapis la question des buffles et de leur chasse.

« D’innombrables troupeaux de buffles, dit M. Möllhausen, animent les vastes prairies à l’ouest du Missouri, étendant leurs courses depuis le Canada jusqu’aux rives du golfe du Mexique, et depuis le fleuve que je viens de nommer jusqu’aux montagnes Rocheuses. On suppose que chaque année, au printemps, la plupart de ces animaux émigrent vers le nord pour rentrer, à l’automne, sous des zones plus chaudes. On rencontre, il est vrai, des individus isolés qui l’hiver cherchent leur nourriture sous la neige auprès des sources du Yellowstone, et même plus au septentrion, d’autres qui tondent le gazon du Texas desséché par les ardeurs du soleil ; mais ce sont là des exceptions. Ce sont pour la plupart, comme le disait le Castor Noir, des bêtes appesanties par l’âge, trop paresseuses et trop lourdes pour suivre leurs jeunes compagnons.

« Au mois d’août et de septembre, les buffles qui se sont régalés de gazon frais, se rassemblent en grands troupeaux ; la plaine est couverte de leurs masses noires jusqu’aux dernières limites de l’horizon ; pour en faire le dénombrement, il faudrait évaluer en milles carrés la surface qu’ils occupent. On dirait une armée barbare, désordonnée ; la poussière vole en tourbillons sous les pas de ces milliers d’animaux ; un bruit sourd agite l’air, pareil au roulement lointain du tonnerre. À cette époque, le chasseur peut parcourir la savane pendant des semaines, voire même des mois entiers, sans apercevoir une seule trace fraiche de bison ; et si le hasard ne lui fait pas rencontrer un de ces troupeaux qui, soit dit en passant, lui barre le chemin pendant plusieurs jours, il croit que la prairie est morte ; il accélère sa marche afin de revoir plus vite des êtres civilisés et de savoir la solitude bien loin derrière lui. Mais au bout de quelques semaines le spectacle change ; l’armée se débande ; il se forme des troupes plus petites qui vont porter la vie dans ces déserts, hier encore mornes et désolés. On voit alors des buffles qui paissent tranquillement, chacun de son côté, balayant la terre de leurs longues barbes ; plus loin, des groupes couchés dans le gazon et ruminant à leur aise, jouant entre eux et exécutant les tours les plus grotesques avec une agilité merveilleuse ; ou bien d’autres, suivant en rangs serrés des sentiers connus qui, à travers fleuves et montagnes, doivent les conduire à leurs campements favoris, dans les marais où ils comptent retrouver les bourbiers qu’ils ont creusée précédemment ; à défaut de quoi ils en creuseront d’autres, car ces animaux prennent des bains de boue, et voici comment ils procèdent. Le chef de la bande cherche un endroit convenable, et quand il a trouvé ce qu’il désire il se met à fouiller le sol de ses cornes grosses et courtes. S’aidant de ces mêmes cornes et de ses pieds, il lance dehors la terre et les herbes, et creuse ainsi une espèce d’entonnoir ou l’eau ne tarde pas à s’amasser. L’animal, tourmenté par les moustiques, fatigué par la chaleur, se laisse tomber dans ce trou, où il s’enfonce peu à peu, qu’il creuse toujours, et où il se vautre avec délices. Quand il s’en est donné à cœur joie et qu’il sort de son bain, ce n’est plus une forme animale ; sa longue barbe, sa crinière touffue forment une masse ruisselante et bourbeuse, ses yeux seuls indiquent encore que c’est ce buffle au port majestueux, et non un morceau de terre qui marche. Après lui, un autre se plonge dans le bassin, puis un troisième, et ainsi de suite jusqu’à ce que tous en aient pris leur part. Leur dos est comme enveloppé d’une croûte sale et épaisse qui ne disparaît que peu à peu, lorsqu’il pleut ou quand l’animal se roule sur le gazon.

« Autrefois, quand les buffles servaient, pour ainsi dire, d’animaux domestiques aux Indiens, on ne remarquait dans leurs innombrables troupeaux aucune diminution sensible ; loin de là, ils prospéraient et se multipliaient au milieu des vertes savanes. Mais les blancs se montrèrent dans le pays ; les peaux soyeuses attirèrent leurs regards ; la chair grasse du buffle flatta leur goût, et ils pensèrent au profit à tirer de ce nouveau commerce. De leur côté, les habitants de la prairie furent captivés par le clinquant et les liqueurs fortes des Européens, et la guerre d’extermination commença. Des milliers de buffles furent abattus pour leur langue, plus souvent pour leur peau, mais pendant les premières années on ne pouvait encore juger de la diminution. L’Indien, être insouciant, vit au jour le jour, sans s’inquiéter de l’avenir ; livré à ses caprices, il n’a pas besoin d’excitation, il chassera le buffle tant que le dernier de ces quadrupèdes ne lui aura pas livré sa peau. Le moment n’est pas éloigné où ces riches troupeaux ne seront plus qu’un souvenir. Trois cent mille Indiens se verront privés de leurs moyens d’existence, et, chassés par la faim, deviendront, avec des milliers de loups, le fléau de cette civilisation qui les