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de la civilisation. Avant de se fixer près de l’Arkansas, les Choctaws habitaient les plaines, riches en gibier, des États d’Alabama et du Mississipi ; mais ils les ont vendues à l’Union, qui chaque année leur paye une certaine somme. Le payement, divisé en vingt annuités, sera bientôt achevé ; mais cet argent est déjà pour la plus grande partie rentré entre les mains des blancs, sans avoir beaucoup profité aux Indiens. Quand le terme arrive, les blancs sont là, prêts à enivrer avec l’eau-de-vie le pauvre Indien. La raison s’égare, l’Indien livre son or ; et quand il se réveille, il est dépouillé de tout, et, qui plus est, jeté à la porte par son empoisonneur. Tels sont les bienfaits apportés par la civilisation ! Et cependant ces Indiens ne sont pas aussi sauvages qu’on a voulu le faire croire ; ils ont des mœurs douces et se livrent à l’agriculture. Ils ne sont même pas étrangers aux questions pratiques ; car, au moment où la caravane de M. Whipple arrivait, on s’occupait d’un grand meeting où il s’agissait d’abord de délibérer sur le chemin de fer projeté, puis sur les modifications à introduire dans la forme du gouvernement. En attendant le jour de la réunion, les Indiens s’amusaient à tirer à la cible, à courir, à danser, à raconter les traditions de la tribu, celle du « grand déluge », qui paraît exister chez tous les peuples, celle de « la grande migration », et d’autres encore. Bien que convertis au christianisme, les Choctaws ont gardé quelques-unes de leurs croyances. À la mort, disent-ils, l’âme fait un long voyage vers le couchant ; là, elle rencontre un torrent rapide et profond. Sur ce torrent est jeté un tronc d’arbre ; les bons le franchissent sans difficulté et entrent dans le ciel, où ils passent agréablement leur temps dans les banquets, les danses et les chasses. Mais le méchant veut en vain traverser le pont ; il glisse et tombe au milieu des serpents et des crapauds, en vue de cette rive bienheureuse qu’il ne pourra jamais atteindre.

Cependant les délibérations allaient commencer[1] :

« À l’une des extrémités de Scullyville est un hangar de marchandises avec une galerie un peu élevée. Cette galerie est la tribune des Choctaws ; le ciel ouvert, le plafond de cette grande salle. Les paroles de l’orateur coulent bien plus facilement quand il peut voir l’hirondelle voler devant lui et l’arbre étendre ses rameaux verts ; car, ainsi que le dit ce peuple dans son langage imagé à propos d’un orateur habile, ses paroles sont pressées comme les feuilles vertes ; beaucoup de feuilles forment une branche, beaucoup de branches forment un arbre, l’arbre répand de l’ombre et beaucoup d’hommes peuvent s’y reposer ; de même l’orateur répand ses paroles sur l’auditoire comme un doux ombrage, et chacun de s’écrier : Le discours est parfait ! L’abeille sauvage passe devant lui en portant son miel ; il lui ravit ce miel et le mêle à ses paroles, le miel est doux, le Peau-Rouge le mange volontiers, le suce avec délices, comprend le sens des paroles et continue à écouter sans bruit, comme l’antilope dans les prairies et le cerf dans les fourrés. »

« Par une belle soirée d’été, toute la population mâle de Scullyville était rassemblés devant la tribune ; plusieurs de nos compagnons étaient dans l’assistance. Quoique la plupart des Indiens eussent amené leurs femmes, celles-ci se tenaient pourtant à distance respectueuse, sans se mêler à la délibération. Les femmes des Choctaws ont reconquis, il est vrai, une partie de leurs droits et ne sont plus esclaves, comme il arrive dans quelques tribus encore sauvages ; néanmoins elles sentent d’elles mêmes que leur immixtion dans les affaires publiques gâterait les choses, et on n’a pas à supposer qu’ici ait jamais lieu l’émancipation politique des femmes.

« La séance commença ; le premier qui gravit la tribune n’était pas un guerrier orné de tatouages et de plumes, mais un grand chef vêtu d’une jaquette de coton d’une coupe originale. Un chapeau brun, de forme basse, ombrageait sa figure bronzés ; il était couvert de poussière, car il venait de faire une longue course ; son cheval était non loin de là sellé et bridé ; il n’avait pas eu le temps de préparer son discours, mais il savait ce qu’il voulait dire. Dès les premiers mots il se fit un profond silence ; chacun écoutait attentivement, et même ceux qui n’avaient aucune idée de cet idiome étranger observaient curieusement l’orateur. Point de pathos, aucune attitude théâtrale, aucun geste déclamatoire ; un simple mouvement de la main accompagnait la voix, dont le ton s’élevait par instants ; les paroles, composées pour la plupart de sons gutturaux, pouvaient être facilement entendues par les auditeurs les plus éloignés. C’était un discours simple, sans apprêt, qui ne fut troublé ni par les applaudissements ni par les interruptions ; un cri général de hau ! suivit les questions posées par l’orateur ; quand il eut terminé, on entendit dans l’auditoire un léger murmure ; puis un autre vint à la tribune…

« La séance se prolongea fort tard dans la nuit ; les derniers orateurs obtinrent la même attention que les premiers ; ceux même qui ne comprenaient pas un mot de ce qu’ils entendaient ne paraissaient pas le moins du monde fatigués. Ce qui prouve combien un étranger pouvait être impressionné rien que par le ton et par les gestes, c’est cette exclamation d’un Américain : « Jusqu’à présent j’avais cru que la langue anglaise était la plus belle du monde entier, mais je ne sais si la langue des Choctaws ne rivalise pas avec elle ! »

« Les séances des tribunaux se tiennent de la même manière. La justice de ce peuple est expéditive ; chez lui la peine de mort est en vigueur ; le coupable est assis vis-à-vis de son juge, les jambes croisées sur le même tapis étendu par terre, et à quelques pas de là reçoit son châtiment sous forme d’une balle de fusil. »

Les vastes plaines qui avoisinent le territoire des Choctaws servent aux ébats des Indiens et surtout à leur jeu de balle ou de paume, amusement national usité chez presque toutes les tribus, et qu’on a retrouvé même chez les Mohawes et les Pah-Utah de la Califor-

  1. Nous plaçons entre guillemets les passages traduits littéralement de la relation de M. Möllhausen.