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vant nous, un plateau montait légèrement, et au delà s’étendait sous le ciel une grande ligne blanche : c’était le Sourham. Après une course de deux heures à toute vitesse, nous nous arrêtâmes au pied d’une côte très-rapide pour y attendre nos bagages. L’air était devenu vif, l’atmosphère brumeuse. Avec quelques branches abattues à coups de kangiar, nous fîmes un bon feu, et assis alentour, nous tînmes conseil ; il fut reconnu qu’il nous serait impossible de transporter nos bagages sans un renfort de mules ou de bœufs que sans doute nous trouverions au prochain village nommé Ruys. Cet avis mis aux voix et adopté, nous attelâmes tous nos coursiers au traîneau et nous partîmes vaillamment. Le ciel était gris. Nous devions être à une grande hauteur : nous courions toujours sur des déclivités. À peine était-il possible de distinguer le moindre indice d’une route ; le dernier traîneau qui avait passé en avant était celui de notre officier de la station de Tchalaky, et la neige avait déjà recouvert les traces de son passage. Les arbres commençaient à devenir plus rares. De toutes parts, la neige et le silence.

Il y eut un moment où il fallut laisser les chevaux reprendre haleine. Il n’était pas désagréable, d’ailleurs, de faire un peu de chemin à pied. Nous eûmes la curiosité de connaître l’épaisseur de la couche de neige sur laquelle nous marchions. Nos baguettes de fusil enfoncèrent sans atteindre le sol. Nous avisâmes à quelques pas une branche de sapin assez longue ; élaguée, elle formait une sonde de deux mètres environ : nous l’enfonçâmes plusieurs fois entièrement, sans rencontrer aucune résistance. Souvent nous descendions dans le sol jusqu’aux genoux ; si un chasse-neige était venu à nous surprendre dans cette situation, certes, c’en était fait de nous. Cependant la nuit arrivait et nous n’avions devant nous, derrière ou alentour, qu’un immense linceul blanc. Chaque fois que le traîneau, tout allégé qu’il fût de nos trois personnes, s’embarrassait dans quelque trou ou devant quelque monticule, nous écoutions pour deviner si nous étions près d’une habitation quelconque : mais aucun bruit n’arrivait jusqu’à nous, pas un tintement, pas une cloche, pas un aboiement : nous étions comme égarés dans un nouveau désert, tout autre assurément que celui de feu et de sable que nous avions traversé naguère. Cette solitude était plus sombre encore et plus désolée : la neige, toujours la neige, et à une telle hauteur que les oiseaux ne volaient plus jusqu’à nous… Et nous songions qu’à deux jours de marche à peine, nous arriverions aux plaines heureuses de la Mingrélie qui ne connaissent pas d’hiver, et d’où l’on voit le Sourham et les cimes de toutes les montagnes blanchies sans qu’un souffle de froid traverse jamais l’atmosphère !

Pour des touristes qui aiment avant tout les émotions, nous étions servis à souhait. À la fin, nous nous trouvâmes de nouveau sur un plateau. La route se dessinait un peu. Nous remontâmes en traîneau, et trois quarts d’heure après nous faisions notre entrée au village de Ruys, ou nous fûmes bruyamment accueillis par des chiens qui nous parurent au moins aussi aimables que les chiens des Tatares. Il fallut, pour faire connaissance avec eux, leur distribuer des coups de fouet à tuer un bœuf, après quoi ils nous accompagnèrent familièrement dans un hangar à demi fermé qui devait nous servir d’hôtel pour la nuit.

Notre premier soin fut de traiter avec des Hyemchicks pour les envoyer tirer Timaff et nos bagages de l’endroit où nous les avions laissés. Ils nous dirent que pour nos bagages ils nous les ramèneraient à coup sûr ; quant à Timaff, ils en répondaient moins. Suivant eux, les Hyemchicks que nous avions laissés avec lui avaient dû dételer leurs chevaux et retourner à la poste. L’honnête caporal en avait sans doute fait autant ; sinon, à l’heure qu’il était, il devait être mangé par les loups, à moins que, doué d’un grand sang-froid et d’un coup d’œil juste, il ne se fût amusé à les abattre les uns après les autres. Certains que le caporal Timaff était l’homme le plus pacifique du monde, notre pensée fut qu’il avait préféré le premier parti. Nous n’en priâmes pas moins nos nouveaux Hyemchicks de faire diligence, et nous avions une bonne raison pour insister : nos provisions de bouche étaient avec nos bagages.

Notre asile consistait en un grand hangar construit avec des branches de sapin, sauf d’un côté où un mur grossier était heureusement flanqué d’une cheminée énorme, dans laquelle brûlaient deux troncs d’arbres. L’ameublement de cet aimable intérieur, faiblement éclairé par une chandelle, se composait d’un comptoir, de quelques tablettes chargées de bouteilles, puis, au-dessus de nos têtes, de morceaux de viande boucanée, de poissons-séchés, d’articles d’épiceries, de cordages, de bâtons de suif, de cuirs, de tonneaux, d’outils ; sur le sol, d’outreš à demi pleines, de mauvais tapis, de débris d’ustensiles de ménage et de mille autres choses, le tout d’une malpropreté qui ne cherchait aucunement à se dissimuler.

Nous allâmes chercher au traîneau quelques-unes de nos peaux de mouton, et nous étant arrangés d’une poutre en guise de traversin, nous nous étendîmes les pieds devant le feu. Ainsi couchés, nous nous laissâmes aller au sommeil qui se prolongea jusqu’à cinq heures du matin.

Nous ne fûmes réveillés que par un bruit de sonnettes. C’étaient nos Hyemchicks qui ramenaient nos bagages et Timaff. Comme ils nous l’avaient dit, les chevaux avaient été dételés et remmenés par les conducteurs : mais notre idiot de caporal n’avait pas eu la pensée d’en forcer au moins un à rester avec lui. Sa consigne lui interdisant un retour en arrière, il était resté seul. La nuit venue, la l’approche des rôdeurs fauves il s’était barricadé le mieux qu’il avait pu, et avait, à l’aide de quelques ustensiles culinaires, tenu tête aux assiégeants. Mais, ses projectiles épuisés, il s’était trouvé fort en peine, et malgré sa défense héroïque, la chose menaçait de tourner au sérieux, lorsque les loups, à fine oreille, ayant entendu les sonnettes de nos gens et les aboiements de leurs chiens, avaient jugé à propos de décamper.