Page:Le Tour du monde - 01.djvu/335

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

se croisèrent de toutes parts ; les amis, les parents s’embrassaient. Il y a quelque chose de paternel et de touchant dans cet usage ; les liens d’amitié se resserrent, les étrangers mêmes se rapprochent et oublient les exigences de l’étiquette ; tous les cœurs s’épanouissent un moment à l’unisson. Ordinairement la fête se prolonge toute la nuit.

Il nous restait à voir la bénédiction des eaux ; c’était le 6 janvier.

Le jour de la cérémonie, il fit un peu froid ; il était tombé de la neige sur les montagnes dont nous apercevions les crêtes blanchies. Cependant tous ceux qui descendaient vers la Koura étaient encore revêtus de leurs toilettes d’été. Heureuse ville où l’on voit l’hiver par sa fenêtre, mais sans le sentir ! Comme pour rendre le contraste encore plus frappant, le fleuve, qui descend des hauteurs centrales du Caucase, charriait des glaçons. Cette circonstance augmentait singulièrement l’intérêt de la cérémonie : deux cents fanatiques environ devaient se jeter dans la Koura et y prendre un bain qu’ils regardaient comme très-efficace pour les laver de leurs péchés. Plusieurs bataillons de troupes russes étaient sur la rive du fleuve, laissée à sec par la baisse des eaux. Deux batteries d’artillerie attendaient pour faire feu le moment de la bénédiction.

Un grand pavillon d’azur s’élevait au bord du fleuve ; le plancher s’avançait au-dessus de l’eau et y baignait presque. Le clergé tout entier, son métropolitain en tête, revêtu de costumes éblouissants, était groupé vers le centre et des deux côtés de la Koura. Sur les balcons, sur les terrasses se pressait une foule de spectateurs indigènes ou étrangers ; tous ces vêtements, aux mille couleurs, rapprochés, confondus, composaient une mosaïque éblouissante, d’autant plus que tous étaient en vue, la ville étant disposée en amphithéâtre. C’était un magnifique spectacle. Enfin le métropolitain, entouré de son clergé, arriva au pavillon central. Aussitôt les malheureux pécheurs se déshabillèrent à la hâte sans paraître se préoccuper le moins du monde des énormes glaçons qui descendaient avec le courant. Midi sonne ! on tire le canon, toute la garnison fait un feu de peloton qui se mêle aux fanfares et aux éclats d’harmonie de la musique militaire. Le métropolitain s’approche du fleuve et y trempe la double croix. C’est le signal : les baigneurs se précipitent dans l’eau : quelques-uns sont à cheval. La plupart, il est vrai, saisis par le froid, s’empressent de revenir au rivage, mais les plus dévots croiraient commettre une impiété s’ils ne paraissaient prendre simplement un bain tiède et agréable. Rien de plus. La foule s’éloigne peu à peu, satisfaite de ce spectacle qui est plus curieux encore lorsque la Koura roule avec plus de fureur ses eaux glacées.


Départ de Tiflis. — Mskett. — Encore les Guèbres. — Voyage en traîneau. — En route pour le Sourham. — L’officier russe. — « Passe qui veut. » — Gori et son château. — Passage de l’Iaqué. — La neige. — La station de Ruys. — Descente du Sourham. — Molite.

De retard en retard, nous arrivons au 11 janvier 1859. Nous partons enfin, afin de nous trouver le 21 à Poti. Le temps est affreux. On nous avait certes avertis bien des fois et depuis longtemps ; mais nous étions sous le charme de Tiflis et nous n’avons tenu aucun compte des conseils de nos amis : nous aurions mauvaise grâce à nous plaindre. Au lieu des brillantes toilettes de printemps qui jusqu’ici avaient récréé nos regards, nous n’apercevons plus que manteaux et bourkas.

En route, une estafette arrête notre tarantasse ; elle nous apporte une lettre qui ne contient que ces mots : « Ne partez pas, le Sourham est infranchissable ! » — « Eh bien ! il n’en sera que plus curieux à voir », répond mon compagnon. Nous envoyons nos remercîments par l’estafette à notre aimable correspondant, et nous poursuivons notre course.

La neige commence à tomber. Nous traversons un beau pont ; il remplace le pont de Pompée, qui n’est plus qu’une ruine. À notre droite, nous voyons l’église de Mskett et l’ancienne capitale de la Géorgie, dégénérée en misérable village ; la situation est très-belle : c’est une pointe de terre élevée, formée par l’angle du confluent de la Koura et de l’Aragwie. La ville a cessé d’être capitale dès le cinquième siècle : ses débris sont considérables. Deux anciennes forteresses se dressent encore de chaque côté de la Koura. L’église est remarquable : il est vrai qu’elle a été restaurée vers 1722. Plusieurs rois y sont ensevelis.

Un peu avant d’arriver à Mskett, on aperçoit dans les parois du rocher, et à une assez grande hauteur, des ouvertures quadrangulaires. Les habitants de Mskett ont jadis adoré le feu. Ces ouvertures sont les entrées de tombeaux où reposent les Guèbres qui ont eu le bonheur de mourir sur le sol de la patrie. Les autres ont été chassés tour à tour par les chrétiens et par les musulmans. Aujourd’hui il en reste trois qui sont protégés par l’empereur de Russie, mais menacés plus par les convoitises de l’industrie que par les ardeurs du prosélytisme. Une fabrique de bougies va, dit-on, envahir le temple de Zoroastre : l’amour du gain éteindra le feu qu’entretenait la foi depuis deux mille ans.

Après quelques heures, le temps s’éclaircit. Nous passons une rivière assez aisément ; mais, plus loin, il nous faut revenir à notre manœuvre du Tereck. Nous dételons les chevaux, nous passons dessus, puis nous les renvoyons chercher les voitures, ce qui nous cause une perte de temps assez notable. Aussi, dès que nous sommes remontés en tarantasse, nous partons en avant, laissant les bagages sous la garde d’un bas officier nommé Timaff, qui doit nous accompagner jusqu’à Coutaïs (ou Khotais).

Près de la station de Quensens, nouvelle rivière que nous franchissons encore à cheval. Ensuite nous descendons à la station, où l’on nous répond, suivant l’usage, qu’on n’a pas de chevaux à nous donner ; seulement, ce qui diffère un peu de l’usage, cette fois ou nous a dit la vérité. Une collection de voitures abandonnées nous atteste en effet qu’il est impossible d’aller plus loin autrement qu’en traîneau. Donc, on ira en traîneau.

On nous invite de nouveau à nous méfier du Sourham dont nous gravissions déjà depuis longtemps les pentes