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montagnes, tu es sauvage, mais que tu es belle ! Tes hauteurs escarpées sont des autels, et quand les nuages du soir volent de loin sur tes cimes, tantôt c’est comme une vapeur bleue qui t’enveloppe, tantôt on dirait des ailes flexibles qui se balancent au-dessus de ta tête, tantôt on croit voir passer des ombres ou se dresser des fantômes, de ces fantômes qui apparaissent dans les songes… cependant que la lune brille solitaire dans les bleus espaces du ciel. Combien j’aime, ô Caucase, et tes belles filles sauvages, et les mœurs guerrières de tes fils, et, au-dessus de tes sommets, les profondeurs transparentes de l’azur, et la voix terrible, la voix toujours nouvelle de la tempête, soit qu’elle mugisse sur tes hauteurs, soit qu’elle gronde au fond de tes abîmes, une clameur éveillant au loin une clameur, comme le cri des sentinelles au sein de la nuit.

« Sauvages sont les races de ces sauvages abîmes. C’est dans la lutte qu’ils naissent et pour la lutte qu’ils grandissent. L’enfant entre dans la vie en combattant ; en combattant l’homme achèvera sa tâche. Ils n’ont qu’un mot d’ordre : l’ennemi ! le Russe ! C’est avec ces mots-là que la mère, son enfant sur les genoux, lui souffle au cœur une courageuse épouvante. Aussi l’enfant même, le faible enfant, ne connaît pas de merci. Fidèle est l’amitié, plus fidèle encore est la vengeance. Là il ne coule pas une goutte de sang qui ne soit vengée à l’heure dite. Mais l’amour aussi, comme la haine, est un amour sans mesure. »

Il est impossible de voir les Lesghiens sans être frappé de leur noble aspect. « C’est ainsi que je me représente, dit M. Wagner, un Cid Campéador, un Franz de Sikkingen, un chevalier Bayard. » Ils portent un costume moins sombre que les Tatars du Daghestan. Il se compose d’une tcherkesse de drap jaune, gris ou blanc, avec les deux rangées de cartouches sur la poitrine, par-dessus une bechemette en soie rouge, de guêtres bordées d’argent et d’une chaussure sans semelle, commode pour des gens toujours à cheval. Ils ont pour coiffure un large papak blanc ou roux. Mais ce qui relève singulièrement leur costume, ce sont les armes étincelantes dont ils sont couverts, fusil, pistolets, kangiar et schaska. Quelle que soit la simplicité du reste de l’habillement, si le maître n’est pas riche, les armes sont toujours magnifiques. S’il veut avoir un kangiar (poignard), par exemple, il achètera d’abord la lame, puis le fourreau ; puis, quand il le pourra, il fera mettre une garniture d’argent d’abord au manche, ensuite sur toute la surface du fourreau. Il en sera de même pour toutes les autres armes. Il est rare que leur propriétaire les ait achetées avec tous les ornements dont on les voit chargées. Leur embellissement est son œuvre de prédilection, sa préoccupation constante.

Pendant que nous étions à Noukha, on nous présenta un Caucasien appartenant à la curieuse peuplade des Oudiouks. Cette tribu se compose de trois à quatre mille familles, qui parlent une langue à part, sans analogie, dit-on, avec aucune langue connue. Leur histoire se perd dans la nuit du passé. Ils ne savent d’où ils viennent, ils n’ont jamais été, aussi loin que remontent leurs souvenirs, ni plus ni moins nombreux.

Celui qu’on nous a présenté, interrogé par nous sur son origine, répondit que les Oudiouks descendent probablement d’un des petits-fils de Noé, resté en Arménie après le déluge, et que leur langue est sans doute celle des patriarches.

Les Oudiouks habitent deux villages à une trentaine de verstes de Noukha. Un certain nombre d’entre eux ont adopté la religion musulmane ; d’autres les cultes grec et arménien.

Le Caucase avec ses vallées profondes et ses plateaux inaccessibles a été de tout temps un refuge pour les persécutés. Dans le centre de la Circassie on retrouve encore des descendants de nos anciens croisés, portant la croix blanche sur la poitrine, le casque, le bouclier et l’épée en croix. Le seul progrès accepté par eux est le long fusil garni en argent et dont la batterie est à silex : le fusil à pierre est, d’ailleurs, le seul adopté dans tout le Caucase, malgré l’exemple de l’armée russe qui se sert du fusil à percussion.

Le lendemain de notre visite au bazar et de la soirée que nous avions passée chez le prince Tarkanoff, nous fîmes, accompagnés d’une bonne escorte, une excursion dans l’intérieur des montagnes. Je voulais dessiner quelques aouls fortifiée, car de ce côté du Caucase ils ont une physionomie toute particulière. Chaque maison est crénelée, et le toit est une terrasse, ce qui permet à ses défenseurs de se porter facilement d’un toit sur un autre. Les ruelles sont très-étroites et d’un accès difficile. Ces villages sont presque tous construits sur des hauteurs, et un grand nombre d’habitations sont situées à pic sur des escarpements qui dominent l’abîme ; les balcons sont soutenus par de mauvaises charpentes. On dirait que les habitants choisissent à plaisir les lieux les plus dangereux, mais en même temps les plus inaccessibles, sans doute afin d’éviter les surprises.

Quoique Noukha soit une place de guerre, exposée à des alertes continuelles, ses habitants n’en aiment pas moins le plaisir. Nous assistâmes à une soirée où les dames dansèrent les danses du Caucase et quelques contredanses françaises. Nous eûmes aussi le spectacle d’une danse indigène exécutée par trois hommes, l’un armé ou orné de deux massues, le second d’un arc dont la corde était chargée d’anneaux de fer, et le troisième porteur de ses grâces personnelles. Ces trois gaillards se trémoussèrent pendant une heure entière sans paraître le moins du monde fatigués ; il semblait pourtant, au train dont ils y allaient, que l’homme le plus robuste n’y eût pas résisté.

On nous donna ensuite le spectacle d’une lutte, qui fut en tout semblable à celles que l’on peut voir en France.

Puis vint un combat de deux béliers. Ils échangèrent des coups de tête à défoncer une locomotive, puis l’un des deux tourna bride et fut reconduit par son adversaire d’une telle façon qu’il devra s’en souvenir toute sa vie, si toutefois il n’a pas trépassé le lendemain.

Je ne veux pas oublier de citer parmi les merveilles de