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preuve de tant de bravoure, de tant d’intrépidité aux yeux de leurs ennemis, que ceux-ci conçoivent pour eux une sorte de respect superstitieux, les laissent se promener librement dans le pays et même pénétrer dans leurs villages.

Un voyageur, M. Wagner, rapporte, à propos des sentiments moraux qu’il a constatés chez les barbares caucasiens, un trait qui mérite d’être cité : Dans un engagement des Russes et des Tchetchens, un vieux montagnard avait été blessé et était resté sur le champ de bataille. Un chirurgien de l’armée russe le recueillit chez lui, le soigna et le guérit. Le prisonnier était si vieux, paraissait si faible, qu’on ne redoutait guère son évasion et qu’on ne jugeait pas nécessaire de le priver de sa liberté. Un jour qu’il semblait prier au bord d’un fleuve, il se jeta à l’eau et disparut. Cinq ans après cette aventure, un jeune Tchetchen se présenta chez le chirurgien qui avait autrefois sauvé la vie au vieux guerrier du Caucase, et il le supplia de le suivre : son grand’-père, disait-il, était malade, et il allait mourir, faute de soins. Comme le chirurgien refusait, le jeune homme insista, supplia, et, à force de prières, obtint ce qu’il demandait. Ils partirent. Quand ils furent en chemin : « Prends mes pistolets, dit le jeune guide à son compagnon, et au moindre signe de trahison, tue-moi. » Arrivé chez le prétendu malade, le chirurgien reconnut en lui le vieillard qu’il avait autrefois recueilli et soigné. Il apprit que le camp russe devait être le lendemain attaqué et pillé par les montagnards : c’était pour lui sauver la vie que son hôte l’avait appelé avec tant d’insistance, et que maintenant, volontairement ou non, il le retenait dans sa cabane. Le lendemain, en effet, une bande de Tchetchens revint avec un riche butin et des prisonniers, et le chirurgien fut libre de retourner parmi ses compatriotes, sur un magnifique cheval que son hôte le força d’accepter. Depuis il n’entendit plus parler de son étrange bienfaiteur : la dette de reconnaissance était payée.

Mais le trait le plus saillant qui distingue les Caucasiens, c’est leur indomptable courage. Ils ne vivent que pour la guerre. Dès l’enfance, ils s’exercent à monter à cheval, à manier les armes. Bien que tous ne fassent pas partie de l’armée régulière, tous doivent être en état de défendre l’aoul et au besoin de se mettre en campagne. Les cavaliers réguliers (sous l’administration de Schamyl il fallait un cavalier par dix familles, les neuf autres devant fournir l’équipement et l’entretien) sont toujours armés et prêts à monter en selle. Voici le commencement d’une chanson circassienne : « Si tu songes aux fiançailles, que ta fiancée soit ton épée, et si tu as une dot toute prête, achète un cheval avec ta dot. » Les trois derniers chefs qui ont commandé les peuplades du Caucase ont fortifié et exalté leurs instincts belliqueux en y mêlant l’enthousiasme religieux. C’étaient des prêtres guerriers. Mollah-Mohammed transmit à Khasi-Mollah le glaive qu’il tenait de la volonté d’Allah. Khasi-Mollah périt en 1832, à Himry, couvert de blessures, sanglant, à genoux, priant et encourageant les siens ; ses murides se firent tuer jusqu’au dernier[1]. Schamyl survécut, se sauva, et l’on sait qu’il fut non-seulement le chef militaire, mais encore le prophète du Caucase. « Mahomet est le premier prophète d’Allah, Schamyl est le second prophète ! » Tel était l’unique article de foi des Tchetchens et des Tcherkesses[2]. Voici un fait qui s’était passé quelque temps avant notre arrivée et qui peint l’héroïsme des Lesghiens : Les Russes assiégeaient l’aoul de Bégitte (dont le dessin, qui m’a été donné par un des officiers présents à l’action, est d’une parfaite exactitude). La résistance était aussi opiniâtre que l’attaque était terrible. Les murs de l’aoul tombaient à vue d’œil sous les boulets des Russes. Tout à coup les assiégés arborèrent le drapeau parlementaire. Le feu cessa de part et d’autre, et l’on vit s’avancer vers les lignes impériales deux guerriers lesghiens avec une femme portant dans ses bras un objet enveloppé de linges, dont on ne distingua pas d’abord la nature. Les deux parlementaires et la femme arrivèrent auprès de l’officier supérieur, qui leur demanda le but de leur démarche. L’un des hommes dit qu’ils voyaient bien qu’ils étaient perdus, qu’eux et leur village allaient tomber au pouvoir des Russes, mais qu’ils aimaient mieux mourir que de se rendre. Tandis qu’il parlait, la femme s’était avancée et avait découvert l’objet qu’elle portait : c’était un enfant nouveau-né. « Avant de mourir, reprit le guerrier, nous venons vous demander s’il ne se trouverait pas quelqu’un parmi vous qui voulût prendre et adopter ce petit enfant, dont voici la mère ; nous ne voudrions pas le voir périr avec nous. »

On accepta l’enfant, avec promesse de l’élever, puis, quelques instances que l’on fît auprès de ces malheureux pour les engager à se rendre, à sauver leur vie, ils s’en allèrent tous trois et regagnèrent leur village. Le combat recommença avec acharnement de part et d’autre, enfin l’aoul fut emporté et incendié. Personne ne s’était rendu.

Ne conçoit-on pas que le poëte russe Lermontof, envoyé comme officier à l’armée du Caucase, ait conçu une vive admiration pour de tels hommes, et les ait pris, ainsi que la nature grandiose où ils vivent, pour sujet de ses chants ?

« Salut, Caucase au front blanchi !… Ô libre terre des

  1. Les murides entourent le chef ; ils forment le corps des lévites, les disciples du prophète, et en même temps l’élite de l’armée.
  2. L’islamisme est maintenant la religion dominante chez les Caucasiens. Le christianisme s’est introduit, dit-on, vers le cinquième siècle chez les Tcherkesses et y a régné jusqu’au dix-huitième. C’est alors qu’un aventurier, émissaire de la Turquie, suivant l’opinion des Russes, Scheick-Mansour, y vint jouer le rôle de prophète et y répandit l’islamisme. Le nom de Scheick-Mansour est vénéré chez les Tcherkesses ; leurs poëtes le célèbrent dans leurs vers. « Je chante, dit le poëte et théologien Khouli-Khan, je chante Sclieick-Mansour, le héros fort, le grand semeur des champs de la croyance. Sans tache dans la vie de chaque jour et terrible au milieu de la bataille, il a ouvert le chemin de la vérité à tous les peuples du Caucase, aux Tcherkesses et aux Kabardiens, comme aux Lesghes et aux Tchetchens. Sa langue répand les germes sacrés, ses yeux dissipent la nuit de l’erreur, son épée étincelante déroule les œuvres de la foi. De pays en pays il s’avance en triomphe, fécondant le champ de l’islam avec le sang impur du Moscovite. Des bords de la mer Caspienne jusqu’aux bords des Adighés, c’est lui qui fait flotter l’étendard de Mahomet. »